A-t-on eu raison de dépenser aussi peu au profit de l'agriculture ? Clairement non. Mais pourquoi en a-t-il été ainsi ? Nous avons tous, de bonne foi, pensé que la sécurité alimentaire pouvait être assurée par l'organisation d'un marché mondial fonctionnant parfaitement, ce qui n'est d'ailleurs pas totalement faux d'un certain point de vue. On a donc privilégié le soutien artificiel de certaines agricultures locales face à un système de production mondial, capable de produire à plus bas coût la même quantité de produits alimentaires. Mais on a dû, hélas, constater que le vaste marché mondial qu'on avait voulu organiser ne conduisait pas nécessairement à une baisse des prix, et qu'il exposait aussi à de brusques augmentations du prix des denrées alimentaires de base, dramatiques notamment pour les populations urbaines des pays en développement, les villes dépendant largement des campagnes pour leur approvisionnement alimentaire. On s'est alors rendu compte que, si l'on s'était préoccupé non pas seulement du marché mondial, mais des relations ville-campagne à plus petite échelle – celle des régions, des nations, des continents –, on n'en serait pas arrivé là.
Pour ce qui est de la modernisation de l'agriculture, il faut faire preuve d'humilité et de patience. N'oublions jamais qu'il a fallu deux siècles à l'agriculture française pour se moderniser. L'AFD n'a jamais cessé de conduire des projets de développement rural, visant à l'organisation des producteurs, à la mise en valeur et à la protection des terroirs, mais elle l'a fait à petite échelle car, il faut le reconnaître avec honnêteté, les progrès sont lents et les résultats pas immédiatement tangibles. Il faut avouer que nous l'avons fait là où c'était le plus facile, c'est-à-dire pour des cultures commerciales, notamment celle du coton. Il est beaucoup plus difficile d'organiser le marché des cultures vivrières. Aujourd'hui encore, où chacun vante pourtant les mérites des productions vivrières et des marchés intérieurs, on se demande comment organiser concrètement des marchés où, structurellement, certains organisent la pénurie pour générer des profits et s'accaparer la valeur des productions au détriment des paysans. L'un des problèmes est que les pouvoirs politiques locaux sont largement urbains, en tout cas pas du tout ruraux. Or, nous ne pouvons pas nous substituer à eux pour la mise en oeuvre d'une véritable politique sociale. Combien de fois l'AFD a-t-elle dû jouer de son influence pour que les organisations de producteurs que par ailleurs nous aidions, finissent par se faire entendre des pouvoirs publics ! Nous y avons à peu près réussi, mais il a fallu attendre Doha !
Il ne suffit pas aujourd'hui d'inverser les priorités. Qu'il faille mettre en oeuvre une dynamique sociale qui aboutisse à accroître les rendements, ce qui est évidemment nécessaire, à créer de l'emploi rural, nous en sommes tous d'accord : le diagnostic fait l'unanimité, mais les solutions concrètes sont beaucoup plus difficiles à mettre en oeuvre, même si, du fait de notre expérience, nous avons quelques idées. Bien loin du credo en la panacée que constituerait le marché mondial et en la baisse des prix que serait censé permettre le libre-échange, on s'aperçoit sur le terrain que le développement rural est très lent, en tout cas beaucoup plus lent que la croissance démographique. Cette question a certes été remise à sa juste place pour ce qui est de son importance politique, mais beaucoup reste à faire.