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Intervention de Jean-Philippe Cotis

Réunion du 19 janvier 2010 à 17h00
Commission des affaires sociales

Jean-Philippe Cotis, directeur général de l'INSEE :

Comme vous le savez, le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi a eu un retentissement important en France et à l'étranger, aussi bien auprès des statisticiens que de l'opinion publique internationale.

Ce rapport, qui fera date, ne marque pas pour autant une rupture avec les travaux actuels des statisticiens. Il appelle plutôt à accélérer des mutations déjà engagées, afin de mieux répondre à la demande sociale.

Innover pour mieux répondre à la demande sociale : c'est en tout cas le mandat que nous avons reçu du Président de la République. Cela suppose de faire passer des travaux émergents du stade de prototype à celui de production régulière, accessible à un très large public. Ces enjeux ne concernent pas seulement la statistique française, mais plus globalement l'ensemble de la statistique publique internationale.

Les attentes qui sont aujourd'hui celles de nos utilisateurs témoignent du long chemin parcouru par la statistique publique depuis sa création. À l'origine du mot statistique, il y a État – l'État dénombrant, il y a quelques siècles, le nombre de jeunes hommes capables de combattre, par exemple. On retrouve cette filiation régalienne dans la mesure du PIB, agrégat qui permet, par exemple, de mieux appréhender l'assiette fiscale sur laquelle peut s'appuyer l'État, de mieux appréhender aussi la puissance économique de la Nation. Agrégat qui permet également à l'État d'exercer une autre compétence régalienne, celle de la stabilisation de l'activité macroéconomique, compétence dont l'actualité ne se dément pas.

Selon moi, le PIB continuera donc à vivre, contrairement à l'idée qui s'est répandue à la lecture du rapport Stiglitz, selon laquelle un indicateur universel devrait le remplacer. Il est certes un indicateur imparfait du bien-être, mais il a un rôle très important à jouer, notamment dans la régulation macroéconomique, budgétaire et fiscale.

Néanmoins, aujourd'hui, la statistique publique doit aller au-delà de ses missions incontournables, car on attend beaucoup plus d'elle : on attend d'elle qu'elle informe sur des sujets d'une tout autre ambition, comme la mesure du bien-être des populations et la soutenabilité de celui-ci. C'est une démarche compliquée pour les statisticiens car, ce faisant, on entre dans le domaine de la subjectivité, du ressenti, avec toutes les difficultés qui s'attachent à ce type d'évaluation. Le bien-être, le bonheur est un sentiment individuel dont la mesure est complexe.

Avec les travaux sur la soutenabilité et le développement durable, on entre aussi dans des difficultés conceptuelles considérables, associées à une pénurie de données facilement exploitables.

Les difficultés conceptuelles sont connues : comment se projeter vers un horizon à la fois éloigné et incertain sans multiplier les hypothèses « héroïques » et éventuellement irréalistes ? Comment synthétiser dans un indicateur de référence la valeur que nous attribuons à notre capital environnemental ? Cela est très difficile car il faut tenir compte des intérêts, éventuellement divergents, des générations présentes et des générations futures, les premières pouvant être plus indifférentes à la dégradation de l'environnement que les secondes.

Finalement, la commission Stiglitz n'a pas réussi à produire un indicateur synthétique de référence sur ce que serait un développement soutenable, car on ne sait pas le faire aujourd'hui. Elle a donc renoncé à la construction de cet indicateur pour s'en remettre, plus modestement, à un tableau de bord surveillant quelques variables clés en matière d'environnement.

La troisième partie du rapport Stiglitz dresse donc un constat de modestie : il reste encore beaucoup de travail à faire.

Dans le domaine de la mesure du bien-être, la situation est très différente. La Commission Stiglitz a pu s'appuyer sur des matériaux beaucoup plus riches et mieux fondés empiriquement, faisant appel aux développements récents en matière de psychologie expérimentale et de sciences sociales – plusieurs prix Nobel participaient d'ailleurs aux travaux de la commission. Dans ces domaines, qui relèvent de la statistique sociale, l'INSEE a une longue tradition et de solides atouts à faire valoir.

Afin de mettre en oeuvre les recommandations du rapport Stiglitz, l'INSEE souhaite allier ambition et pragmatisme. Il s'agira à la fois de compléter ce qui fonctionne bien et d'innover lorsque c'est nécessaire. Pour illustrer ce point de vue, je vais prendre l'exemple du PIB, qui est une mesure de l'activité économique et pas, à proprement parler, du bien-être, spécificité qu'il faut bien sûr lui conserver.

Cependant, même en tant que mesure de l'activité, elle peut être améliorée. Par exemple, en prenant mieux en compte les activités non marchandes, telles que la production domestique des ménages, qu'il s'agisse d'activités éducatives ou de travail ménager – activités très importantes, mais non comptabilisées aujourd'hui dans le PIB. Pour cela, il faut pouvoir s'appuyer sur des enquêtes retraçant fidèlement l'emploi du temps des ménages et mesurant la part du travail domestique dans cet emploi du temps, l'intérêt étant que cette mesure soit internationalement comparable.

Si l'on veut, par ailleurs, faire jouer aux comptes nationaux un rôle dans l'appréhension du bien-être lui-même, il faut concentrer l'attention des statisticiens sur les comptes des ménages, car ce sont eux qui ressentent, ou pas, du bien-être – ce ne sont ni l'État ni les entreprises qui sont, en effet, concernés par la mesure du bien-être.

S'agissant de la mesure du bien-être, c'est la consommation qui compte et non la production. Et ce n'est pas seulement la consommation totale qui compte, c'est aussi la manière dont elle est distribuée entre les différentes catégories de ménages. L'hypothèse de l'économiste est que l'utilité marginale du revenu est décroissante : l'euro supplémentaire apporte une satisfaction minimale aux très riches, mais apporte beaucoup aux très pauvres. La distribution des revenus et celle de la consommation par tête sont donc des indicateurs que la commission Stiglitz a beaucoup privilégiés pour appréhender ces questions d'utilité.

Je voudrais illustrer ce point à travers l'exemple de deux travaux récents qui placent l'INSEE en position de précurseur à l'échelle mondiale, travaux qui ont anticipé les conclusions du rapport Stiglitz.

Premier exemple : la décomposition du revenu et de l'épargne des ménages par quintile de revenu. C'est un exercice très difficile à réaliser car il faut, d'un côté, procéder à de grandes enquêtes auprès des ménages pour connaître leurs goûts et leur consommation et, de l'autre, disposer des données administratives, notamment fiscales, nous donnant les revenus par quintile ou par décile. La combinaison de ces deux sources d'information permet une radioscopie du revenu et de son utilisation. Les résultats obtenus montrent une très grande inégalité en France devant l'épargne : une épargne négative pour le premier quintile, faible pour les deuxième et troisième quintiles – de 6 à 7 % du revenu total –, mais très forte pour le quintile supérieur, de l'ordre 35 %.

Deuxième exemple : l'analyse par quintile de l'évolution du revenu complet des ménages, en incluant les revenus en nature, c'est-à-dire les prestations de santé et d'éducation. C'est le premier travail de ce type à l'échelle international. Le résultat montre que si le prélèvement socio-fiscal joue un rôle relativement faible dans la redistribution, les dépenses, elles, sont très redistributives. Ainsi, pour les deux premiers quintiles, c'est-à-dire les 40 % de Français les plus pauvres, l'essentiel de la redistribution vient de la dépense publique, notamment en matière d'enseignement et d'assurance maladie. Pour le troisième quintile, il n'y a presque pas de progression de revenu par rapport au deuxième, c'est-à-dire que le quintile médian est à la fois rattrapé par les plus pauvres et distancé par les plus riches. Ainsi, le surcroît de revenu du salarié médian est très faible par rapport à ceux qui sont immédiatement en dessous. En revanche, l'écart est très grand avec les deux derniers quintiles. Cela devient très « pentu » avec le dernier quintile. Ce type de travail nous permet donc d'objectiver une partie du malaise actuel des salariés situés dans le quantile médian. Nos collègues européens ont l'intention de se livrer au même exercice, ce qui nous permettra de voir si les revenus médians ont les mêmes caractéristiques dans d'autres pays européens.

S'agissant des ménages, c'est le type d'approche que recommande le rapport Stiglitz.

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