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Intervention de Joseph Maïla

Réunion du 13 janvier 2010 à 10h00
Commission des affaires étrangères

Joseph Maïla :

Je suis très heureux et honoré d'être parmi vous.

Première question : comment expliquer cette montée du fait religieux dans la vie internationale ? Je ne ferai qu'évoquer quelques pistes.

Tout d'abord, après la chute du mur de Berlin et la fin des mobilisations idéologiques qui avaient polarisé le monde pendant une cinquantaine d'années, l'« offre » de sens s'est en quelque sorte affadie, laissant la place à différentes croyances.

Ensuite, la mondialisation et le processus d'anonymisation qui l'accompagne, sorte de rouleau compresseur culturel, appellent, en contrepartie, un retour aux identités. C'est ce que Freud appelait le « narcissisme de la petite différence », et qui s'explique par le contexte de standardisation de la vie et des comportements.

En troisième lieu, on observe que l'impact du fait religieux est extrêmement différencié. Dans le monde occidental, les sociétés connaissent une sécularisation de plus en plus importante. S'agit-il d'un recul du religieux ou de son retour vers le for interne ? Les sociétés sécularisées ont sans doute accrédité la séparation du religieux et du politique dans la vie internationale. Dans les pays en voie de développement, en revanche, on assiste à un renforcement des identités religieuses, qui prennent toute leur place dans la vie internationale.

Encore faudrait-il apporter des nuances. Le catholicisme ne réagit pas à la vie internationale de la même manière que le protestantisme ; aujourd'hui, la religion en expansion est l'évangélisme, dont la Corée du Sud s'impose de plus en plus comme le centre d'une diffusion planétaire. On trouve aussi en Afrique francophone des missionnaires des églises évangéliques formés aux États-Unis. Sur le continent américain, on peut citer l'exemple du Guatemala, où la population, catholique à 90 % il y a 30 ans, est maintenant évangélique à 45 %.

Bref, le temps mondial n'est pas le même pour toutes les sociétés. Certaines sont placées sur des trajectoires de sécularisation, d'autres découvrent et développent des racines religieuses. Le retour à la charia dans les sociétés musulmanes illustre bien cette volonté de se doter d'une identité juridique et politique ancrée dans la religion, qui n'implique pas forcément un islamisme violent. L'Iran fait à cet égard exception puisque c'est le seul État qui se présente comme une « théocratie » musulmane : l'article 5 de la Constitution islamique du 31 mars 1979 accorde la décision, en dernière instance, au Guide suprême, qui assure l'intérim du douzième imam disparu.

J'en viens – ce sera mon second point – à la question des conflits à dimension religieuse qui émaillent la vie internationale. S'agit-il de conflits de religion ? Sommes-nous menacés par un choc à fondement religieux ?

Observons, tout d'abord, que les conflits à dominante religieuse d'aujourd'hui ne sont pas des guerres de religions à proprement parler. Il n'y en a plus depuis les XVIe et XVIIe siècles, si l'on entend par cette expression des guerres ayant pour but de convertir une population ou un groupe par la force. Cela dit, certaines formes de prosélytisme peuvent donner lieu à des tensions et leurs rivalités s'apparenter à des guerres de religion. Les sociétés d'Afrique du Nord, par exemple, comprennent mal que des missionnaires évangéliques tentent de se placer sur le terrain de la conversion dans des pays à dominante musulmane.

On ne peut pas parler non plus à proprement dit de conflits théologiques. Le discours de Ratisbonne du pape Benoît XVI a pu être interprété comme la manifestation d'une volonté de se placer sur le terrain de la concurrence religieuse, mais le Saint-Siège a tout de suite précisé qu'il s'agissait d'une citation incluse dans une explication théologique beaucoup plus large et qu'il n'était nullement question de souligner des points de distinction religieuse.

Ces deux hypothèses étant nuancées, il reste que, dans certaines sociétés pluricommunautaires où la religion a toujours joué un rôle, le délitement de l'État et la déstructuration sociale poussent les groupes à se revendiquer d'une identité religieuse qui vient en remplacement du politique. Par exemple, dès lors que la citoyenneté yougoslave n'a plus rien signifié, les communautés bosniaque, serbe, croate se sont mises à revendiquer une identité en mettant en avant la différence religieuse. Ce ne sont pas les religions qui s'imposent elles-mêmes ; ce serait plutôt une « instrumentalisation », pour reprendre le mot du président Poniatowski, mais à ceci près qu'il n'y a pas de projet conscient de se servir de la religion. La réalité est surtout que la nature politique a horreur du vide. Lorsque le plus grand commun dénominateur, à savoir la citoyenneté, disparaît, les « petites différences » s'y substituent, comme on l'a vu au Liban et en Yougoslavie et comme on le voit dans d'autres pays.

Plutôt que de conflits religieux, je préfère donc parler de conflits « à dominante religieuse » ou « à dimension religieuse ». Il faut considérer ici la religion comme mode d'organisation de la société. En effet, nombre de sociétés ne sont ni sécularisées ni laïques : elles intègrent la dimension communautaire, le clivage entre groupes bénéficiant d'une reconnaissance de droit public. Lorsque l'État se délite, les communautés prennent leur entière autonomie et « remplacent » le politique.

Dans des cas tels que la guerre du Liban ou la guerre de Yougoslavie, la religion assure trois fonctions : premièrement, elle permet de retrouver une identité communautaire et sectaire quand l'identité politique a disparu ; deuxièmement, elle confère une légitimité à la mobilisation et au combat ; troisièmement, elle sert de base à la formation de milices et d'armées privées.

Quelques mots maintenant sur les caractéristiques de ces conflits à dimension religieuse.

Tout d'abord, on constate dans les sociétés concernées que la mémoire des conflits est extrêmement vive et n'a pas été dépassée. « Le poids des morts pèse sur le cerveau des vivants », disait déjà Karl Marx en parlant du conflit irlandais. Du fait des vicissitudes qu'elles ont connues dans l'histoire, les communautés arménienne, juive, chrétienne du Proche-Orient, par exemple, ont la mémoire à vif. Lorsque des incertitudes pèsent à nouveau sur le destin national ou sur la survie d'un peuple, la perception des conflits se fait du point de vue religieux, la religion est alors considérée comme un référent identitaire qui conduit certains à se demander – « qu'allons-nous devenir, nous Juifs, nous Chrétiens, nous Musulmans minoritaires, etc.».

Il faut également souligner que certains conflits s'articulent autour de l'importance religieuse d'un lieu. Ainsi, on ne peut évidemment pas aborder le conflit israélo-arabe en omettant Jérusalem et sa symbolique. Il en va de même pour le Kosovo, qui, bien que musulman à 90 %, est considéré depuis la bataille du Champ des Merles en 1389 comme un moment crucial dans l'histoire de la communauté serbe. C'est là que sont situés les églises et les monastères qui ont été des lieux de rayonnement de l'orthodoxie serbe et la sacralisation du lieu, du topos, complique, on le sait, les négociations internationales.

Enfin, on observe un réveil des messianismes, phénomène important que nous avons étudié à l'occasion d'un colloque organisé conjointement par le ministère des affaires étrangères et l'Institut d'études politiques de Paris. À côté du messianisme « ben-ladenien », on trouve des messianismes chrétiens de type protestant, ou encore celui des « chrétiens sionistes». Toutes ces communautés sont minoritaires mais elles jouent un rôle dans la vie internationale, leur horizon – la fin du monde – pouvant justifier la pire des violences.

Dans tous ces conflits, la religion apparaît comme un discriminant social, une manière de se répartir et de se classer dans un ensemble national en groupes de croyances diverses. Quand ces groupes s'affrontent, on ne parlera pas de « conflits religieux » mais de « groupes mobilisant avec succès le référent religieux »

Je terminerai en évoquant les nouveaux défis que pose le traitement du fait religieux dans la vie internationale.

La diplomatie française se trouve sollicitée sur un certain nombre de thèmes de plus en plus récurrents. La question des caricatures de Mahomet a posé un véritable problème à nombre de diplomaties européennes, dont la nôtre. Au sujet des « formes contemporaines de racisme », une âpre bataille se joue actuellement à Genève au Conseil des droits de l'Homme sur la notion de diffamation des religions et de blasphème. Certaines nations, membres notamment de l'Organisation de la conférence islamique, voudraient que l'on en fasse un délit. Par ailleurs, nos amis américains attachent une importance telle à la notion de liberté religieuse que, chaque année, la France est épinglée dans leur rapport sur la liberté religieuse dans le monde, notamment au sujet de la scientologie ou de la question du voile.

Le problème des minorités religieuses prend un tour alarmant – je pense, entre autres, aux chrétiens et aux ahmadi du Pakistan, aux bahaï en Iran –. La rivalité des prosélytismes s'exacerbe. Toutes ces questions sont traitées sur le plan international, notamment dans le cadre de l'Alliance des civilisations. Nous participons à ce programme onusien dont l'initiative revient à l'Espagne et à la Turquie et qui vise à promouvoir le dialogue interculturel et interreligieux. Sur ce dernier thème, M. Alain Juppé est intervenu il y a deux ans à l'Assemblée générale des Nations unies.

La question, pour notre diplomatie, est la suivante : quelle peut être la contribution d'un État laïque – et qui tient à sa laïcité – à ces débats transversaux ? L'ASEAN et l'Union Européenne tiennent par exemple chaque année une réunion dans le cadre de l'ASEM consacrée aux religions. Le traité de Lisbonne préconise un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les Eglises et les organisations religieuses. Qu'allons-nous faire de cette donnée institutionnelle fondamentale ? Quelle place occuperons-nous dans ce dialogue, dont on ne sait encore la forme qu'il prendra ? Les religions sont déjà représentées auprès des institutions de l'Union européenne, qui reconnaissent notamment l'Eglise de scientologie.

Parmi les nouveaux défis, nous devons également compter la montée de la violence religieuse. Nous ne pouvons nous cacher derrière notre petit doigt : nous sommes dans une période de radicalisation. On ne saurait incriminer une religion particulière : face aux incertitudes de la mondialisation, à la crise économique que nous traversons et à la rivalité des États – moins, désormais, pour la puissance que pour le soft power, c'est-à-dire pour l'organisation du monde selon des valeurs, des normes et des standards –, on assiste à une exacerbation du sentiment religieux. L'universalité des droits de l'Homme se trouve de plus en plus contestée par des États ou des groupes, soit que l'on mette en avant des valeurs religieuses autour desquelles on pense que la solidarité internationale peut s'organiser, soit que l'on se réfère à des valeurs censées être spécifiques à tel ou tel continent.

En conclusion, il ne fait pas de doute que les religions jouent un rôle croissant dans la vie internationale, au point que des voix s'élèvent pour instituer une sorte de « G8 » des religions. D'ailleurs, parallèlement au sommet de L'Aquila en juillet 2009, les représentants des principales religions se sont réunis pour tenter de livrer un point de vue sur les affaires du monde.

On le sait, les religions ne sont pas seulement symboliques : elles ont un rôle de prescripteur. Elle ont des choses à dire en matière de bioéthique, de climat, de mondialisation, de financiarisation de l'économie, et certains se demandent de plus en plus s'il ne faut pas prendre également en considération ces points de vue.

Dans la résolution des conflits à dominante religieuse, où la sensibilité est pluricommunautaire, quel peut être l'apport de la diplomatie française ? Au sein du ministère des affaires étrangères, notre pôle a l'intention de développer une formation destinée à améliorer la connaissance que les diplomates ont des religions, en particulier dans des sociétés dont l'organisation et la philosophie sont aux antipodes des nôtres.

Cela étant, je ne crois pas que la religion doive faire l'objet d'une focalisation. Les questions religieuses sont souvent la traduction difficile et violente de problèmes de justice non résolus. Ce sont la résolution des inégalités et le progrès de la tolérance qui mettront un terme à cette radicalisation du religieux qui, sur le plan politique, peut devenir un adjuvant à la violence.

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