À mon tour, je veux saluer l'initiative de votre mission, dont j'ai suivi l'essentiel des travaux. Ceux-ci m'ont permis d'affiner ma réflexion et ont fait évoluer certaines de mes analyses. C'est donc avec modestie – il m'arrive encore de douter –, et tout en me réservant le droit de nuancer ultérieurement mon propos en fonction des conclusions auxquelles vous parviendrez, que je vous ferai part de mes convictions.
Le port du voile intégral est contraire aux valeurs de notre identité nationale. Notre Nation ne s'est pas construite sur la juxtaposition de communautés ou sur des origines géographiques, ethniques, raciales ou religieuses communes. Elle a été fondée sur des valeurs et des principes qui permettent de dépasser les différences, grâce à de puissants efforts de cohésion nationale imposés par l'État. Notre identité nationale est une construction permanente, dans laquelle l'État, les principes qu'il porte et les normes qu'il fixe, jouent un rôle central.
Depuis que notre nation est une République, ces principes sont la liberté, l'égalité, la fraternité, mais aussi la dignité humaine, la laïcité, et l'égalité entre les sexes. Mis à l'épreuve par des communautarismes toujours prêts à naître ou à resurgir, ces principes doivent être sans cesse réaffirmés.
L'ensemble des personnes auditionnées par votre mission l'ont confirmé : le voile intégral n'est pas une prescription du Coran ou de l'islam : il s'agit d'une dérive intégriste ultra-minoritaire. Même limité dans son ampleur, il s'agit bien d'un nouveau défi pour notre identité nationale et républicaine.
Le débat sur le voile intégral doit éviter trois risques. Le premier serait de stigmatiser l'islam et les musulmans. Le débat sur le voile intégral ne doit pas être un débat sur la place de l'islam dans la République. Le voile intégral n'est pas représentatif de l'islam, et il ne doit pas être perçu comme tel.
La religion musulmane doit avoir sa place dans l'espace public. Cet espace public n'est pas un lieu où les différences doivent s'effacer, mais le lieu où elles peuvent s'exprimer. La diversité des identités n'est pas un danger pour notre Nation républicaine : c'est, bien au contraire, l'uniformité qui la menacerait, faisant perdre aux individus leurs repères et suscitant ainsi la frustration. L'éradication de toute expression du pouvoir spirituel dans l'espace public – sur le modèle du régime stalinien – n'est pas préférable à la confusion entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel.
La différence de chaque individu est la marque de son humanité. Comme l'écrit Hannah Arendt, « l'homme n'existe pas, il existe des hommes ». Si chaque citoyen devait se cacher pour vivre ses convictions personnelles, cela signifierait la fin de tout espace public, cela voudrait dire qu'une interprétation mutilante et intolérante du principe de laïcité aurait eu raison de la République et qu'une intolérance en aurait remplacé une autre.
L'exigence de laïcité pèse sur l'État plus encore que sur les personnes privées. M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public auditionné par votre mission l'a affirmé : « La laïcité ne s'applique pas dans la rue. ». Le principe de laïcité ne peut fonder, à lui seul, l'interdiction de manifester des opinions religieuses dans l'espace public.
Le deuxième risque serait de porter atteinte aux libertés publiques de façon disproportionnée. L'objet de votre mission parlementaire n'est pas celui de la commission Stasi : D'une part, les spécialistes estiment que le voile intégral ne peut être considéré comme une exigence de l'islam et, d'autre part, la question du voile intégral se pose bien au-delà de l'école, dans l'ensemble de l'espace public. Or, si le bon fonctionnement des services publics justifie des règles particulières, ces contraintes ne peuvent être généralisées sans précaution à l'ensemble de l'espace public, où la liberté est le principe et la restriction l'exception.
Une prohibition générale du voile intégral sur la voie publique peut certes se fonder sur un certain nombre de principes, dont celui de l'égalité entre les sexes et celui de l'ordre public. Pour le constitutionnaliste Guy Carcassonne, le législateur pourrait poser le principe selon lequel « on n'a pas à se dissimuler quand on est en public ». Bien que M. Rémy Schwartz, le rapporteur de la commission Stasi, ait répondu qu'« on ne peut imposer aux citoyens d'être en état de contrôle permanent », je crois aussi que la relation sociale, dans sa conception française, exige le visage découvert, le « face-à-face », les « yeux dans les yeux ».
Le principe de la dignité humaine pourrait également constituer le fondement d'une interdiction. Le voile intégral représente une mutilation de l'identité ; il place la femme à l'écart des rapports sociaux. Laisser déambuler dans notre espace public des personnes ainsi « engrillagées », ce n'est pas seulement donner libre cours à l'obscurantisme et autoriser une discrimination inacceptable, mais c'est aussi remettre en cause cette part d'humanité, dont il a été dit, à juste titre, que la personne ne dispose pas librement.
Toutefois, une prohibition générale du voile intégral sur la voie publique risque de se heurter à d'autres libertés fondamentales, comme la liberté de conscience, la liberté d'opinion, la liberté de manifester son opinion, la liberté d'aller et venir.
Une telle complexité juridique pourrait déboucher sur l'inaction, et c'est bien là le troisième risque auquel nous sommes confrontés.
Le voile intégral est un défi pour notre République. Toute tolérance à son égard sape les chances d'établir un islam de France. La complexité de l'État de droit ne doit pas pour autant paralyser la République et les républicains. Mme Élisabeth Badinter l'a affirmé avec force devant votre mission : « Nous devons rompre avec cette attitude relativiste, paresseuse et bien-pensante, selon laquelle toutes les traditions sont respectables. » L'État ne saurait, en particulier, se décharger de ses responsabilités et renvoyer à des arrêtés de police municipale, qui, pour être légaux, doivent répondre à des circonstances locales particulières. Or, ce ne sont pas les circonstances locales qui sont en cause, mais les principes mêmes de notre République.
Pour ces raisons, une mesure d'interdiction me semble incontournable. Une interdiction limitée aux grands services publics serait une solution a minima. Un consensus semble émerger pour considérer qu'une interdiction du voile intégral dans les services publics présente suffisamment de solidité juridique pour pouvoir être envisagée. Les signes religieux distinctifs sont déjà interdits aux fonctionnaires et agents publics dans l'exercice de leurs fonctions ; la loi de 2004 s'applique aux élèves des écoles, collèges et lycées ; l'obligation d'être photographié tête nue sur les photographies des pièces d'identité a été validée ; enfin, en vertu du décret « anti-cagoule » de 2009, le port d'un vêtement dissimulant le visage est prohibé dans certaines circonstances de troubles à l'ordre public. L'interdiction du port du voile intégral dans l'ensemble des services publics, écoles, hôpitaux, mairies et transports ne semble donc pas devoir soulever d'objection juridique majeure.
Une interdiction élargie à l'ensemble de l'espace public mérite d'être étudiée, même si elle pose un problème juridique nouveau. Ma conviction est que nous devons faire preuve d'un volontarisme républicain renouvelé.
En effet, chaque partie de notre espace public laissée au voile intégral fragilise notre capacité à faire émerger un islam de France. L'anthropologue Dounia Bouzar l'a très bien dit dans votre enceinte : « Faire comme si on ne voyait rien serait pire que tout. Ne pas être choqué du comportement de ces jeunes, c'est, en effet, l'entériner comme musulman. Au contraire, s'étonner de ce drap noir, c'est refuser de reconnaître ce type de comportement comme religieux : l'islam ne peut être une religion aussi archaïque qui enferme ainsi les femmes. » Comme elle, je considère que refuser le voile intégral, c'est respecter l'islam, et c'est montrer au monde que notre République a une vision moderne de cette religion.
Le voile intégral n'est pas un signe de conviction religieuse, mais un rabaissement. Mme Sihem Habchi, présidente de l'association Ni putes ni soumises, vous l'a dit : « La burqa est le symbole de l'oppression sur les femmes par ceux qui luttent contre la mixité. »
Dans notre République, la dignité humaine est une question d'ordre public. L'autorité publique est fondée – elle en a même le devoir – à protéger la dignité de la personne, y compris contre elle-même. Le Conseil constitutionnel a jugé à plusieurs reprises que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, contre toutes les formes d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ». Le Conseil d'État a jugé en 1995 que l'autorité administrative pouvait se fonder sur ce principe pour interdire des activités qui lui sont contraires, en écartant l'argument selon lequel cette pratique dégradante pouvait être librement consentie par la personne qui en fait l'objet.
Je suis bien averti des risques encourus devant le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme. Mais je maintiens malgré cela une conviction personnelle et de principe que notre République doit interdire cette atteinte à la dignité humaine dans l'ensemble de son espace public.
Dans le cadre des activités du ministère dont j'ai la charge, je souhaite prendre des mesures concrètes. Je veux que le port du voile intégral soit systématiquement considéré comme preuve d'une intégration insuffisante à la société française, faisant obstacle à l'accession à la nationalité. Pour la délivrance des cartes de résident de dix ans, je vais indiquer aux préfets que le port du voile intégral devra constituer un motif de rejet de la demande. Ces règles pourraient être reprises et rendues explicites par la loi.
Concernant l'accueil des ressortissants étrangers sur notre territoire, je veillerai à ce que la formation aux valeurs de la République soit renforcée et insiste davantage sur les principes de laïcité et d'égalité entre les sexes, ainsi que sur l'interdiction du port du voile à l'école.
Notre loi pourrait, par ailleurs, être modifiée afin que le port du voile intégral puisse être assimilé à un manquement aux obligations contenues dans le contrat d'accueil et d'intégration, susceptible de s'opposer à la délivrance ou au renouvellement du titre de séjour.