Je veux vous faire part, en tant que ministre chargé des relations sociales, de la réflexion qui est la mienne sur ce phénomène, même si, en la matière, la parole du Gouvernement est une.
Vous vous souvenez sans doute que j'ai été, il y a quelques années, l'un des artisans de la loi interdisant le port ostensible de signes religieux dans les écoles, collèges et lycées de l'enseignement public. À l'époque, nous avions eu des débats importants sur l'opportunité d'une loi qui visait essentiellement le port du foulard dans les établissements scolaires : certains affirmaient que le principe de laïcité suffisait à lui seul à en justifier l'interdiction ; pour d'autres, il s'agissait d'un traitement discriminatoire imposé à une communauté particulière.
Cinq ans plus tard, chacun s'accorde à reconnaître que cette loi a permis de trouver un équilibre entre deux principes auxquels nous sommes très attachés : la neutralité de l'espace scolaire et la liberté reconnue à chacun de pratiquer le culte de son choix.
Le succès de cette démarche législative constitue donc un précédent dont on pourrait être tenté de s'inspirer pour répondre à la question du voile intégral. Votre mission d'information, je le sais, ne s'est pas encore prononcée sur ce point. Cette prudence me paraît légitime, non seulement pour des raisons méthodologiques, mais aussi parce que les deux questions sont, en réalité, fort éloignées l'une de l'autre.
La question de la laïcité, notamment, ne se pose pas dans les mêmes termes. Dans le cas de l'interdiction du voile à l'école, il allait de soi que l'expression d'une conviction religieuse entrait en contradiction avec le caractère laïque de l'institution scolaire. Le cadre était celui d'un espace circonscrit et d'une règle d'interdiction parfaitement claire. Le port du voile intégral se pratique dans un espace indéterminé où l'expression d'une opinion, même religieuse, est un droit fondamental.
Interdire le port du voile intégral au nom du principe de laïcité reviendrait, à mon sens, à redéfinir radicalement la portée de ce principe pour le rendre applicable non seulement aux services publics, mais aussi à la totalité de l'espace public. À supposer qu'une telle solution soit constitutionnelle, elle constituerait une réponse sans doute excessive, parce que trop générale, au problème très particulier du port du voile intégral.
Par ailleurs, ces deux questions participent de deux approches très différentes de la liberté individuelle. La loi interdisant le port ostensible des signes religieux à l'école participait d'une volonté de protéger les jeunes filles mineures de tout prosélytisme. L'institution scolaire considère, en effet, que la liberté d'opinion ou de croyance d'élèves encore jeunes et insuffisamment éclairés n'est pas pleine et entière. Dans le cas qui nous occupe, le port du voile intégral n'est pas le fait de jeunes filles dont le discernement serait altéré, mais de femmes adultes, qui, pour la plupart, affirment porter volontairement ce vêtement.
La question qui nous est donc posée n'est plus celle de la protection de la liberté individuelle, mais celle de sa restriction au nom d'une conception plus générale des libertés publiques. Sur la forme, la restriction d'une liberté au nom d'un principe d'intérêt général requiert l'adoption d'une loi ; la question de son opportunité doit être appréciée au regard de l'équilibre général des libertés individuelles et des libertés publiques.
Quelque déplaisir que nous cause l'affirmation d'une servitude volontaire, il est sans doute difficile d'en proclamer l'illégitimité sans remettre en cause la capacité d'auto-détermination que la pensée moderne a posée au fondement de notre système démocratique.
Enfin, si le voile porté par les jeunes filles d'âge scolaire manifestait ostensiblement une appartenance religieuse, on ne saurait pour autant affirmer qu'il constituait une atteinte intolérable à la dignité de la femme ou une rupture inacceptable avec les principes élémentaires d'organisation des relations sociales. Telles sont pourtant les critiques adressées au voile intégral par la plupart des personnalités que vous avez entendues.
L'atteinte à la dignité de la personne, y compris lorsqu'elle porte sur soi-même, est un motif déjà admis par la jurisprudence pour restreindre la liberté individuelle : c'est sur ce fondement que le Conseil d'État a pris son célèbre arrêt interdisant la pratique du lancer de nain. Mais fonder une loi d'interdiction sur un tel principe pourrait être perçu comme la condamnation implicite de la croyance sur laquelle repose cette pratique ; cela entrerait alors en contradiction avec la liberté d'opinion garantie par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Lorsque l'on compare la question du voile intégral avec celle du voile à l'école, ce qui frappe instantanément est la difficulté que nous rencontrons aujourd'hui à poser clairement les enjeux de cette question.
Le voile de 2004 était un objet connu, dont la portée était parfaitement comprise. Le voile intégral, au contraire, est un objet aussi obscur que la réalité qu'il recouvre – au point d'ailleurs que votre propre mission a dû modifier son intitulé. Les différents avis qui se sont exprimés au cours des derniers mois, dans le cadre de votre mission ou au-dehors, ont révélé cette complexité.
Pour les uns, le port du voile intégral constitue une forme d'interprétation littérale des textes religieux ; pour les autres, cette interprétation minoritaire ne correspond pas à l'esprit des textes ; d'autres encore font abstraction de la dimension religieuse pour ne considérer le port du voile intégral que comme une simple pratique anthropologique. En tant que ministre et citoyen, je considère que le rôle des pouvoirs publics n'est pas de trancher cette controverse d'ordre théologique.
Par ailleurs, à ceux qui voudraient voir dans le port du voile intégral la marque d'un refus d'intégration de la part de certaines communautés d'immigration récente, la réalité vient opposer de nombreux exemples de jeunes filles d'origine française récemment converties à l'islam et encore peu familières de ses traditions.
Le fait que nous ne parvenions pas à nous accorder sur une interprétation univoque de ce que signifie ou implique le port du voile intégral ne doit pas être sous-estimé. C'est, à mon sens, l'une des clés du problème.
Toute société repose sur un ensemble de signes qui expriment la nature particulière du pacte social qui unit chaque individu à la collectivité qui l'entoure. Ce qui caractérise une société démocratique, c'est sa capacité à articuler un nombre croissant de signes exprimant des cultures, des sensibilités, des convictions, des croyances, sans que cette expression remette en cause les fondements de son pacte social.
Autrement dit, toute société procède d'un compromis. C'est même, disent les penseurs de l'âge moderne, la seule forme d'aliénation volontaire qui soit parfaitement légitime dans l'ordre social.
Si le port du voile intégral pose problème, ce n'est pas seulement parce que le sens de cette pratique nous échappe : c'est aussi parce que nous n'y percevons pas de volonté de compromis avec le système de valeurs sur lequel repose notre société, notamment avec les règles élémentaires de sociabilité. Celles-ci passent par l'échange, le regard, le sourire, la parole ; elles reposent sur la capacité que nous avons à nous reconnaître dans le visage de l'autre : la République se vit à visage découvert.
Au fond, la question qui nous est posée est non seulement celle de la compatibilité du port du voile intégral avec les valeurs de la République, mais aussi celle de la capacité de notre société à être suffisamment sûre de ses valeurs pour admettre l'expression de convictions ou de croyances différentes des siennes. C'est une question difficile et exigeante. Elle concerne la Nation tout entière et ne peut être réglée que par la représentation nationale. Le Gouvernement exprime ici sa réflexion, mais il reviendra au Parlement de trancher, après consultation des plus hautes juridictions de l'État s'il le souhaite.
C'est la raison pour laquelle il me semble important que, dans un premier temps, la représentation nationale passe d'une logique d'interdiction pure et simple – dont on entrevoit les difficultés d'application – à une logique de réaffirmation des valeurs républicaines. Cela permettrait notamment de rappeler que l'expression d'une opinion ou d'une croyance ne saurait être revendiquée indépendamment de l'ensemble des valeurs, des droits et des devoirs qui l'autorise.
Dire cela serait déjà légitimer les agents des services publics qui demandent régulièrement aux femmes de retirer leur voile intégral afin de vérifier leur identité dans certaines démarches de la vie courante.
En donnant au Parlement la possibilité d'adopter des résolutions de caractère général, la réforme constitutionnelle de 2008 a créé un outil parfaitement adapté pour donner une lecture moderne et actualisée des valeurs républicaines. Il me semblerait souhaitable que le Parlement exprime ainsi le consensus le plus large et réaffirme, en la circonstance, nos valeurs. Tout le reste en découlera, qu'il soit d'ordre législatif ou réglementaire.