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Intervention de Brice Hortefeux

Réunion du 16 décembre 2009 à 17h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Brice Hortefeux, ministre de l'Intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales :

J'ai souhaité jusqu'à ce jour faire preuve de discrétion afin de réserver à votre mission les réflexions que m'inspire cette question très difficile. J'ai noté, comme les autres membres du Gouvernement, la grande qualité de vos travaux et la diversité des personnalités auditionnées. Je sais que nos débats et vos conclusions feront l'objet d'une attention toute particulière.

Aussi, sur un sujet aussi important que sensible, faut-il éviter tout amalgame, en veillant à ne stigmatiser aucune religion ni aucune population. Je l'ai dit au CFCM, dont j'ai reçu le bureau exécutif, et je le réaffirme solennellement aujourd'hui : on ne saurait réduire la religion musulmane au port du voile intégral. J'observe, d'ailleurs, qu'il s'agit d'une pratique tout à fait marginale parmi les musulmans de France.

Même si la loi de 1905 m'interdit en principe de porter une appréciation, je crois pouvoir dire que le port du voile intégral n'est pas une prescription du Coran. C'est du moins ce que j'ai retenu de mes entretiens avec les principaux représentants de l'islam de France : M. Mohammed Moussaoui, président du CFCM, M. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande mosquée de Paris, et M. Kamel Kabtane, recteur de la Mosquée de Lyon.

Je vous propose de concentrer mon propos autour de trois questions, auxquelles je tenterai d'apporter des réponses : de quoi parlons-nous ? Quelles sont nos convictions ? Que pouvons-nous proposer ?

Lorsque nous évoquons le port du voile intégral sur le territoire français, de quoi parlons-nous exactement ? Le port de la burqa afghane, qui se distingue des autres effets féminins islamiques par la dissimulation complète du corps mais aussi des yeux, cachés par une grille de tissu, n'est pas attesté en France. Il en va différemment du niqab, tenue traditionnelle portée par les femmes dans certains pays du Golfe, qui enveloppe toute la silhouette mais est souvent ouvert au niveau des yeux.

Quasiment inexistant au début des années 2000, le phénomène reste très difficile à quantifier. Le nombre de femmes portant le niqab sur l'ensemble du territoire français est estimé à environ 1 900, soit quelque 3 cas pour 100 000 habitants ; 270 d'entre elles vivraient hors de métropole : 250 à la Réunion et une vingtaine à Mayotte. Les spécialistes estiment qu'en métropole toutes les régions, peut-être la Corse mise à part, sont concernées. Le port du voile intégral est toutefois circonscrit aux zones urbanisées, et concentré dans les cités sensibles des grandes agglomérations : 50 % des femmes portant le niqab en métropole vivent en Île-de-France. Viennent ensuite la région Rhône-Alpes – 160 cas répertoriés –, puis la région Provence-Alpes-Côte-d'azur – une centaine de personnes recensées. Ces trois régions concentrent à elles seules les deux tiers des femmes portant le voile intégral en métropole.

Qui sont ces femmes ? À dire vrai, leur recensement est d'autant plus délicat que beaucoup restent confinées chez elles ou dans leur quartier de résidence. Les éléments dont nous disposons montrent qu'il s'agit d'une population relativement jeune : la moitié d'entre elles ont moins de trente ans et l'immense majorité – 90 % – moins de quarante ; 1 % d'entre elles seraient mineures. Plus des deux tiers seraient françaises et, parmi elles, la moitié appartiendraient aux deuxième et troisième générations issues de l'immigration. Près d'un quart seraient des converties, nées dans une famille de culture, de tradition ou de religion non musulmane.

À l'évidence, le voile intégral exprime chez ces jeunes femmes une rupture avec le mode de vie des sociétés occidentales. Dans quelle mesure cette rupture est-elle voulue ou subie ? La question peut légitimement être posée. Sans entrer dans le détail des mouvances auxquelles elles sont susceptibles d'adhérer, je me contenterai de dire qu'il est difficile d'apprécier le libre arbitre de ces femmes et de déterminer si leur claustration traduit un engagement religieux sincère ou la soumission à une norme imposée.

Le port du voile intégral est à la source d'incidents. Ceux-ci surviennent lorsqu'une femme refuse d'enlever son voile pour se plier aux exigences de l'administration – guichet des préfectures, des collectivités locales, des services publics – ou de la sécurité publique – contrôle routier, contrôle d'identité. Les personnels des services hospitaliers ou les responsables d'offices HLM sont également confrontés à des difficultés. Souvent, la présence d'un mari ou d'un frère, réputé « protecteur » de la pudeur féminine, contribue à accentuer les tensions.

Face à ce qui est l'expression d'un communautarisme radical, tous les républicains partagent cette conviction : le port du voile intégral n'a pas sa place en France. Pourquoi ne voulons-nous pas du niqab ? Pourquoi suscite-t-il un tel sentiment de gêne, de crainte ou de rejet ? Comme l'a expliqué le Président de la République dans son discours au Congrès de Versailles, le 22 juin 2009, le port du voile intégral « n'est pas un problème religieux, c'est un problème de liberté de la femme, c'est un problème de dignité de la femme ». Le niqab interroge les fondements de notre République, une République pétrie des idéaux de liberté, de fraternité et de solidarité, de non-discrimination entre les sexes et d'égale dignité de tous les citoyens.

Personne ne peut nier que cette tenue vestimentaire ne soit pas vécue, par celles qui sont contraintes à la porter, comme un signe de soumission et d'asservissement. Et qui peut contester la violence du message envoyé par celles qui disent revêtir le voile intégral par conviction ? Je considère que cette pratique est une expression radicale et communautariste. Or la République ne peut accepter le radicalisme et le repli communautaire.

Les communautés existent. Je ne crains pas, comme ministre de la République, de dire mon attachement à ces communautés : chacun d'entre nous peut légitimement vouloir bâtir son histoire, garder en mémoire ses racines, honorer ses ancêtres, se réconforter aux côtés d'une communauté dans les épreuves que lui réserve la vie. Pour autant, il est inacceptable de réduire les femmes et les hommes de ce pays à leur appartenance à telle ou telle communauté. Les communautés, oui ; le communautarisme, non. La communauté, c'est le partage des valeurs ; le communautarisme, c'est le repli sur soi, le refus de la communauté des citoyens.

Pour faire valoir nos convictions, que voulons-nous faire, que pouvons-nous faire contre le port du voile intégral ? Je ne prétends pas vous livrer une solution clé en main. Le Gouvernement est à l'écoute des parlementaires et sera très attentif à vos propositions. Ni les uns ni les autres nous n'avons le droit à l'erreur.

Je voudrais exprimer cinq convictions qui pourraient constituer autant de paramètres pour nous guider dans les décisions à prendre. La réponse que nous devons apporter doit être tout à la fois efficace, acceptable, applicable, juste et solide sur le plan juridique.

Avant de modifier l'état du droit, éventuellement au moyen d'une loi, nous devons nous assurer que cette entreprise aura pour effet de juguler, ou à tout le moins de diminuer cette pratique radicale.

Quelle que soit la décision prise, il sera nécessaire de bien l'expliquer afin qu'elle soit comprise et acceptée en France, mais aussi à l'étranger.

Quel intérêt y aurait-il à brandir de grands principes si ceux-ci devaient rester lettre morte ? Si une nouvelle norme est édictée, son application sera immédiatement mise à l'épreuve par celles et ceux qui prêchent le communautarisme radical. La loi, pour avoir un sens, doit être effective. Rien ne serait pire qu'une loi inappliquée : une loi inappliquée, c'est une loi défiée.

Si une mesure d'interdiction devait être adoptée, nous ne pourrions faire l'économie d'une réflexion sur la sanction du non-respect de cette interdiction et donc sur la personne à laquelle cette sanction devrait s'adresser : la femme emprisonnée sous son niqab ou l'époux ?

Enfin, la solution préconisée doit être solide sur le plan juridique, conforme aux valeurs fondamentales exprimées dans la Constitution et dans les textes internationaux, tout particulièrement dans la Convention européenne des droits de l'homme.

Les nombreux juristes auditionnés ont rappelé qu'en matière de police la liberté est la règle, la restriction l'exception. Le droit de porter un signe distinctif, au travers par exemple d'un code vestimentaire traduisant une opinion, religieuse ou non, est l'une des composantes de la liberté d'opinion, consacrée par l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Ce principe de valeur constitutionnelle peut certes subir des restrictions, mais à condition qu'elles soient proportionnées et justifiées par un ou des principes de niveau équivalent.

Dès lors, quelles solutions peut-on envisager ? Je voudrais évoquer plusieurs pistes, dont certaines ne sont pas normatives.

La première option tient au dialogue et à la pédagogie. C'est la ligne du CFCM, convaincu que le port du voile intégral pourra reculer en France si les différentes autorités – civiles comme religieuses – manifestent, de concert, leur refus du port du voile intégral. Est-ce possible ? Est-ce réaliste ? Je n'en suis pas certain.

En tout état de cause, je ne crois pas que les responsables publics doivent rester passifs face à ce phénomène. Quelle qu'en soit la forme, une réponse publique est attendue.

Pour le Parlement, une seconde option non normative serait de voter une résolution, sur le fondement du nouvel article 34-1 de la Constitution, exprimant le refus du voile intégral sur le territoire de la République par la représentation nationale. C'est une piste qu'il convient d'explorer car les mots ont une force et la parole politique porte loin, parfois au-delà de l'énoncé d'une norme juridique.

Si nous utilisons l'instrument juridique qu'est la loi – nous sommes bien dans le champ des libertés et, par conséquent, dans le domaine que l'article 34 de la Constitution réserve à la loi –, à quelles options normatives pouvons-nous penser ?

Une loi d'interdiction générale et absolue du port du voile intégral dans l'espace public est-elle possible et souhaitable ? Peut-on interdire le niqab dans l'espace public, au motif que le port du voile intégral est contraire à la dignité humaine ou à la conception que la France se fait de la condition de la femme ? Ce serait sans doute, au fond, la meilleure traduction de ce que nous, républicains, pensons.

Mais si j'en crois les juristes, un tel fondement juridique ne serait pas exempt de fragilités. Une telle interdiction pourrait être analysée par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l'homme comme une restriction à la liberté de manifester ses convictions. Ces deux instances regarderaient-elles cette restriction comme justifiée et proportionnée ? Les juristes en débattent et ne nous apportent pas, aujourd'hui, de réponse suffisamment affirmative. À tout le moins, une consultation officielle des plus hautes instances juridiques de notre pays – le Conseil d'État, par exemple – pourrait être opportune s'il était envisagé de s'engager dans la voie d'une loi d'interdiction.

Ces questions juridiques sont d'autant plus épineuses que se poserait aussi le problème d'une éventuelle sanction en cas de non-respect de l'interdiction. Une contravention viendrait-elle sanctionner un comportement jugé incompatible avec une valeur aussi fondamentale que la dignité de la personne humaine ? Pourrait-on dresser des procès-verbaux in situ aux femmes revêtues d'un voile intégral ? À qui s'appliquerait cette sanction, à celle qui porte le voile ou à celui qui l'y oblige ? Comment savoir si une personne porte le niqab par conviction ou par soumission ? On ne peut imaginer sanctionner indifféremment un acte résultant de l'expression d'une volonté propre et un fait commis sous la contrainte, puisque nous sommes tenus de respecter le principe fondamental du droit pénal, l'élément intentionnel de l'infraction.

Il existe une variante à cette option. Il s'agirait d'envisager, par la loi, de poser le principe selon lequel chacun doit circuler tête nue et le visage découvert sur la voie afin de rendre l'identification toujours possible, pour des motifs de sécurité. Mais peut-on sortir de ce débat, que nous avons abordé sous l'angle fondamental de la dignité des femmes, en se plaçant sur un autre terrain, celui de la sécurité ? Je n'en suis pas certain, ni en opportunité ni sur le plan juridique.

Par son caractère général et absolu, cette dernière option ferait l'objet de fortes incertitudes juridiques. Notre droit, qui protège la liberté d'aller et de venir et le respect de la vie privée, n'oblige en rien les citoyens à être reconnaissables en tous lieux et en permanence. Comme toujours, lorsque les libertés publiques sont en jeu, les restrictions ne sont admises que dans des circonstances particulières – c'est d'ailleurs ce qui a justifié le décret du 19 juin 2009, prohibant le port de cagoules aux abords immédiats des manifestations.

J'en viens à une troisième option normative, sans doute plus solide juridiquement : une loi d'interdiction qui s'appliquerait dans les services publics.

Sur le plan pratique, on voit bien l'intérêt d'une telle évolution. Demain, une femme ne pourrait plus porter le voile intégral dans divers actes de la vie quotidienne – se rendre au bureau de poste, aller chercher ses enfants à l'école, se présenter au guichet d'une préfecture, visiter un parent à l'hôpital, emprunter les transports en commun. Cette interdiction serait d'une grande portée. Elle présenterait l'avantage de répondre concrètement aux problèmes rencontrés sur le terrain et de conforter les agents des services publics.

Quel en serait le fondement juridique ? Je ne suis pas certain que le principe de neutralité du service public puisse être invoqué. Ce principe s'applique aux agents publics et non aux usagers – même si cette conception a évolué à la faveur des débats de 2003 et 2004 sur le port des signes religieux ostensibles. Il me semble que ce fondement peut se trouver dans une idée simple et forte : la nécessité de pouvoir être identifié lorsque l'on s'adresse à un service public pour entreprendre une démarche personnelle.

Il existe une dernière piste que M. Éric Besson évoquera sans aucun doute. Depuis quelques années, le droit du séjour des étrangers en France, que le Parlement a profondément modifié, prend mieux en compte les efforts d'intégration pour bâtir un parcours, de la première carte de séjour d'un an à la carte de résident de dix ans, jusqu'à l'accès à la nationalité française. Je le dis très clairement : rien ne serait plus normal que de refuser systématiquement l'accès à la carte de résident à la personne portant le voile intégral ainsi qu'à son mari. Il serait sans doute utile de préciser, en ce sens, le code de l'entrée et du séjour des étrangers.

La naturalisation me paraît encore moins souhaitable en pareil cas. D'ailleurs, le Conseil d'État, en juin 2008, a pris une décision en ce sens, en refusant la naturalisation d'une femme portant le voile intégral au motif que celui-ci était une pratique « incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d'égalité des sexes ».

Faut-il modifier le code civil ? J'y suis à titre personnel très ouvert : celle qui porte le voile intégral ou celui qui oblige sa femme à le porter se placent en marge de la communauté nationale et ne peuvent, par conséquent, devenir Français.

La République, pas plus aujourd'hui qu'hier, ne prétend gouverner les consciences. En revanche, elle ne peut accepter, pour reprendre les mots du Président de la République, que des femmes soient « prisonnières derrière un grillage, coupées de toute vie sociale et privées de toute identité ». Il nous appartient de refuser le communautarisme radical, qui condamne à vivre en marge de la communauté des citoyens. C'est aux ministres de la République et aux élus de la nation qu'il revient de faire le choix juste.

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