L'intervention de Mme Laneyrie-Dagen est très intéressante : non seulement elle permet de comprendre la place du corps et du visage dans chaque culture, chaque civilisation, mais elle va plus loin en définissant les relations de civilité entre les gens.
Pour ma part, je développerai les enjeux de la société contemporaine, pour ne pas dire moderne, sous l'angle de l'interaction culturelle. En effet, on ne peut plus aujourd'hui penser les cultures complètement séparées les unes des autres, avec des frontières bien dessinées, car nous vivons dans la même société. Pour le dire plus empiriquement, le phénomène de la burqa ne débarque pas de Kaboul en avion ou sur un âne, mais s'observe dans les villes européennes. Le problème est que la proximité entre ce « chez nous », dont parle Mme Laneyrie-Dagen – et les autres est aujourd'hui un peu perturbée. Ainsi, on ne veut pas de minaret en Suisse, alors que les musulmans vivent aujourd'hui en terre européenne.
Mon premier constat est donc la nécessité de se rendre compte que nous sommes dans une expérience intercivilisationnelle. Cependant, si nous partageons les mêmes espaces – rues, écoles, etc. –, nous ne partageons pas le même héritage, comme le dit Mme Laneyrie-Dagen, ni les mêmes moeurs. D'où l'importance, effectivement, de comprendre l'autre et d'instaurer une relation de reconnaissance mutuelle avec les citoyens n'ayant pas la même expérience civilisationnelle ni les mêmes moeurs.
Mme Laneyrie-Dagen parle de « civilisation chrétienne ». Nous, nous avions appris les termes de « civilisation moderne », et les sociétés un peu en marge des sociétés européennes ont pensé que la civilisation était unique, c'est-à-dire occidentale et universelle. C'est la France qui a donné ce sens universaliste à la civilisation.
D'où mon deuxième constat : un glissement sémantique a changé la signification de la civilisation dans le débat public. Auparavant, on parlait de civilisation universelle, d'où les termes de « modernisation », d'« occidentalisation ». La civilisation occidentale était un modèle pour la Turquie qui a abandonné les symboles de l'identité ottomane et de l'empire pluriethnique au profit de l'idée d'universalisme de la civilisation – une seule civilisation appelée modernité.
Par conséquent, on ne peut plus imaginer que les musulmans en France ou ailleurs ne soient pas affectés par cette modernité car elle a produit un processus d'acculturation. Nous ne pouvons pas faire aussi bien que vous un historique de la place du corps et du visage dans la civilisation islamique car celle-ci a été perturbée dans sa rencontre avec la modernité. Le rapport au corps est devenu problématique aujourd'hui chez les musulmans en raison de cette acculturation, issue d'une rupture avec les traditions. Les filles portant le foulard en France sont plutôt en rupture avec la manière traditionnelle dont le portait leur mère ou leur grand-mère. La transmission est cassée, d'où une réappropriation du voile, du hijab, sinon une réinvention des traditions dans un contexte pluraliste séculier. C'est le troisième constat.
Quatrième constat : ce dont nous discutons est l'agencement des sphères privées et publiques. Pour le dire à la manière des philosophes de l'espace public, comme Hannah Arendt, dans les démocraties européennes, les acteurs sociaux deviennent citoyens en se rendant publics. Pour cela, il faut une certaine visibilité. La vie politique est nourrie de ces affaires relevant de l'ordre privé, de l'intime, d'affaires considérées jusqu'alors secrètes, enfouies ou taboues, qui sont amenées dans la sphère publique par certains mouvements, comme le féminisme à partir des années soixante-dix, ou le mouvement homosexuel. Cette incitation à parler de la sexualité se retrouve aussi chez Michel Foucault. Bref, rendre public tout ce qui est personnel est une tendance de nos sociétés modernes.
Aujourd'hui, il y a un malentendu sur notre société du dévoilement car, au fond, celui-ci est une étape de la modernité qui exacerbe cette visibilité. On nous laisse croire qu'il n'y a pas de voilement dans les sociétés civilisées d'aujourd'hui. Or comme Mme Laneyrie-Dagen l'a très bien montré, il n'y a jamais une pure visibilité en public, mais toujours des conventions. D'ailleurs, plus on est en public, plus on cache ses émotions, à la différence des sociétés primitives où les sentiments s'expriment plus facilement. Ces conventions, ces étiquettes sont très importantes pour comprendre la visibilité et l'invisibilité.
S'agissant du voilement dans l'islam, si la question du privé et du public ne s'agence pas de la même manière, il y a toujours cette question du visible et de l'invisible. Quelles parties du corps sont interdites ? Qu'est-ce qui est interdit dans le public ? Peut-être faut-il poser la question ainsi. Aujourd'hui, les femmes ayant la possibilité d'ôter le foulard se le réapproprient – pas toujours par obligation, mais aussi par choix personnel – parce qu'elles se rappellent le domaine de l'intime, du secret, du sacré, un peu réfuté dans l'espace public. Pour elles, le privé est non seulement de l'ordre du personnel, mais aussi du secret. Elles se rendent publiques, visibles, mais tout en rappelant quelle partie du corps ou quel comportement doit être interdit. Je dirais qu'une politique de la pudeur traverse et ressource ces conduites aujourd'hui.
Depuis trente ans, on n'arrive pas à nommer le phénomène : voile, foulard, hijab, burqa ? Pour nous, chercheurs, cela veut dire que quelque chose change. D'ailleurs, la signification du voile est peut-être en train d'être transformée par celles qui le portent parce qu'elles sont en transgression par rapport à l'orthodoxie religieuse, étant déjà dans des espaces de vie : elles ont accès à l'éducation séculière, à la mixité, à une profession, etc. Leur expérience vécue est déjà en tension avec les prescriptions religieuses. Or si la recomposition est possible dans des pays libres, l'expérimentation et la recomposition ne le sont pas quand tout est déjà tranché par les frères, les pères ou l'autorité législative de l'État.
Plus puriste, le voile intégral est une attitude bien plus en rupture avec la société. Les femmes présentes dans les espaces de vie sont dans l'expérimentation. À l'inverse, chez celles qui portent la burqa, il y a du non négociable : elles ne veulent pas entrer dans ces espaces, dans l'impureté, l'interaction. Cette pureté à l'extrême, cette pudeur révèle leur besoin de se retirer de notre espace public qu'elles jugent obscène. Cette sollicitation dans l'espace public à être de plus en plus manifeste dans son visage et son corps, cette spirale de la sécularisation est une source d'oppression pour beaucoup de femmes et un symptôme pathologique de nos propres sociétés. Ainsi, leur attitude nous amène à comprendre les excès de nos sociétés et, comme le disait Mme Laneyrie-Dagen, que la visibilité est toujours liée à une étiquette, à des formes de civilités entre citoyens.