Dans nos sociétés occidentales, le visage est la partie du corps qui porte le coeur de l'individu, l'âme, la raison, la personnalité. Chez nous, c'est un héritage culturel séculaire.
Étant spécialiste de la Renaissance en Europe, j'aborderai ces questions non en tant que scientifique, mais comme simple citoyenne.
Grâce au double héritage de la Grèce et de Rome, où la figure humaine est au centre de la culture et de l'art, donc de nos références, le visage et le corps sont investis en Occident d'une force et d'une reconnaissance qui n'existent probablement pas dans d'autres cultures. Je parle ici du corps entier. On part de l'acceptation d'une nudité du visage et du corps, mais sous une certaine réserve car les questions de savoir jusqu'où on dévoile ce corps, comment on en montre la nudité, se posent. Le corps et le visage sont donc nus dans l'Antiquité, mais il y a des conventions lorsqu'on les montre.
Deux temps ont réinvesti très fortement le corps. Aux XVe et XVIe siècles, l'humanisme chrétien essaie de concilier valeurs chrétiennes de l'Occident et valeurs de l'Antiquité. Alors que, pendant les premiers siècles du christianisme, le corps était devenu insupportable – il fallait ne pas y penser, certainement le voiler –, il est de nouveau réinvesti de valeurs positives. On pense évidemment à Saint François d'Assise, à l'admiration devant la nature, mais également devant la création de Dieu, à savoir aussi le corps de l'homme et de la femme. Ce corps est réinvesti, mais en partie seulement. En effet, l'humanisme est le triomphe de l'individu, de la personnalité, et se traduit aussitôt par un art inexistant dans d'autres civilisations, ou en tout cas très peu dans l'islam et certainement pas au même degré dans l'art chinois. Dans les arts de l'Asie, la figure humaine est perdue – l'individu est microscopique dans les peintures chinoises, par exemple – et la tradition du portrait n'existe pas comme dans la nôtre. Bref, au moment où le corps est réinvesti dans la civilisation chrétienne, l'individu, la personnalité individuelle sont réinvestis dans la modalité du portrait, c'est-à-dire un élément délimité au visage.
Au XVIIIe siècle, la tradition néoclassique représentée par des gens comme Winckelmann investit le corps d'une beauté absolument idéale. Le modèle est le corps jeune et beau – tout le contraire des rides, de l'histoire du visage. C'est très important car pour être beau et jeune, il ne faut pas n'importe quel corps, n'importe quel visage : ils doivent être masqués et maquillés, l'aboutissement étant la chirurgie esthétique et le maquillage d'aujourd'hui.
Ainsi, certaines parties du corps ont une valeur et le visage est la quintessence de la personne. Notre éducation a intégré ces éléments. La lecture de philosophes du XVIe siècle révèle une partie ignoble du corps – tout le bas – et une partie noble : le visage. Pour certains, l'homme est le seul animal à se tenir droit : une vache a la tête en bas et broute, alors que l'homme a le visage constamment dressé vers le ciel, il n'a pas à brouter la terre, il regarde. C'est par ce visage dressé et toujours prêt à louer Dieu que l'homme est homme, tout simplement. Dans Les deux corps du roi, Ernst Kantorowicz, un très grand historien, distingue le vrai corps du roi du corps idéal, montré au public, vu de très loin – c'est tout le jeu de l'étiquette. Là encore, on maquillait ce corps. Ces éléments jouent également au XXe siècle : à la télévision, on n'a jamais vu le bas du corps des speakerines, mais seulement leur visage, c'est-à-dire la partie noble. Regardez aussi la configuration de cette salle. Dans notre civilisation occidentale et médiatique, c'est le visage et seulement le visage.
Depuis le XVIe siècle, notre courtoisie, s'appuyant sur des traités comme celui de Castiglione, passe par un maquillage spontané du visage : la dissimulation des émotions. Ce visage théogonique – partie divine de l'homme dans un corps accepté par une sorte de beauté idéale reprenant l'héritage antique – n'est acceptable que si nous le déguisons, c'est-à-dire si nous ne le montrons jamais nu. Il faut dissimuler ses émotions, mais aussi des parties du visage. On apprend aux enfants à mettre la main devant la bouche pour tousser ou bailler, et pas seulement pour des raisons d'hygiène. Au XVIIIe siècle, le peintre Élisabeth Vigée-Lebrun a eu de gros ennuis avec le Salon pour s'être présentée, tenant son enfant sur ses genoux, souriante et montrant ses dents, alors qu'à l'époque on ne devait pas laisser apparaître l'organique du visage, une bouche ouverte par exemple. Enfin, une tradition issue de l'Antiquité consiste à voiler son visage quand on ne sait plus voiler ses émotions. À la mort de sa fille Iphigénie, la douleur d'Agamemnon est si terrible qu'il dissimule son visage dans ses mains. Ce texte a inspiré peintures et sculptures où les émotions les plus violentes s'expriment par des visages cachés. Ainsi, le visage est le vecteur de l'âme, parce que vecteur des émotions.
En conclusion, notre civilisation croit dévoiler le visage, alors qu'en réalité nous le voilons par des codes gestuels et autres masques et maquillages.
À mon sens, la question du voile dépasse celle de la laïcité et du port de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse – même si je crois en notre République laïque. En réalité, elle est porteuse de siècles et de siècles de ressenti du corps et de cette partie précise du corps qu'est le visage.
Comprendre l'autre, comprendre que certaines personnes n'ont pas cet héritage mais une histoire et un ressenti propres du corps et du visage, c'est comprendre la nécessité peut-être pour elles de le voiler autrement que nous ne le faisons – car je crois que nous voilons notre visage. Ainsi, on peut sinon légiférer, du moins intégrer par le biais de l'école des valeurs fondamentales, celles de laïcité, mais aussi tout cet héritage afin, non pas de troquer une identité à une autre, mais d'aboutir à une mutuelle compréhension.