Il n'a jamais été professeur d'université : il n'était qu'un intervenant extérieur à Fribourg – de plus en plus rarement invité – et doit sa chaire d'islamologie à Oxford – payée et entretenue par l'émirat du Qatar –, à Youssef al-Kardaoui, prédicateur des Frères musulmans.
Je suis né à 1 200 m d'altitude dans un village du Mont-Liban, ce qui me donne l'avantage d'être un peu plus près du ciel que certains. Lorsque, fier comme Artaban, j'ai voulu inscrire ma fille, qui venait de naître, à l'état civil, le préposé m'a réclamé un certificat de baptême ou un certificat du cadi musulman. Je me suis révolté : avant même de naître, ma fille était une citoyenne communautaire putative.
Je refuse de me retrouver ethniquement, religieusement et humainement refoulé dans ma communauté. Comme l'islam pour les croyants, ma citoyenneté transcende mon appartenance identitaire, communautaire ou régionale : elle me fait l'égal des autres citoyens et me rend solidaire à leur égard. C'est pourquoi je suis heureux d'entendre, Monsieur le président, votre cri d'alarme contre le communautarisme.
À la suite des Frères musulmans, d'autres courants islamistes fleurissent. En Tunisie, sous protectorat français, une variante des Frères musulmans prône une certaine occidentalisation de l'islam, tandis qu'en Arabie saoudite, le courant wahhabite considère que tous les musulmans doivent obéir aux lois de l'islam – celles de Riyad. Puis apparaît le courant ottomaniste, dont la spécificité est de naître dans la diaspora, en Allemagne et en France.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, journaliste enquêtant sur l'affaire de Creil en 1989 – nous ne savions pas encore que le proviseur du collège préparait sa campagne électorale – je croisais le pape de l'islamisme turc, Necmettin Erbakan, au domicile des deux jeunes filles marocaines. Je l'entendis alors proposer au père – dans un arabe laborieux – de payer les études de ses filles jusqu'à leurs 27 ans, à la condition qu'elles gardent le voile !
Aujourd'hui, quelques burqas se promènent dans nos cités et dans nos villes. Il ne s'agit en aucun cas d'un signe religieux, tout au plus d'un signe culturel, distinctif, provenant d'un système tribal en vigueur en Afghanistan et dans certaines régions pakistanaises. Mais la burqa pose un problème singulier : comme le voile, ce vêtement marque la volonté de se soumettre à la domination du clan et du mâle. Il signifie l'acceptation d'une lecture littéraliste, archaïque et hautement discutable du Coran.
Le Prophète est à l'origine d'avancées pour la condition féminine : ainsi, lorsqu'il exige – au VIIe siècle – que les femmes héritent de la moitié de la part de l'homme, cela représente un progrès. Mais les islamistes d'aujourd'hui s'en tiennent à cette stricte formulation. Or, il est insensé d'interpréter un texte en ignorant son contexte historique ou anthropologique – le Coran ne saurait y faire exception. Rejeter le voile ou la burqa revient à refuser cette lecture erronée, voire instrumentalisée de l'islam.
On pourrait gloser sans fin sur les raisons pour lesquelles une femme décide de porter la burqa : refuge, acceptation de la protection d'un clan, d'une famille, d'une communauté. Je me rappelle l'une de mes étudiantes doctorantes qui, à l'entrée de sa cité, recouvrait ses cheveux d'un fichu afin, m'expliquait-elle, d'échapper aux sarcasmes des bandes, ainsi qu'aux remarques de son père, qui craignait le qu'en dira-t-on.
Mais il convient aussi de s'interroger sur les raisons pour lesquelles on use du mot « évasion » lorsque l'on parle de la France, là-bas, et si souvent du mot « invasion », ici. Vous avez raison, Monsieur le président, de rappeler que l'islam doit avoir toute sa place en France. Pourquoi les enseignants, à qui l'on demande d'apprendre l'histoire de l'islam, comme celle des autres religions, ne bénéficient-ils d'aucune formation dans ce domaine ? Savons-nous encore fabriquer des citoyens ? Ne trouvez-vous pas étrange – effrayant même – que mes étudiants en master 2 au Celsa aient cru juste de citer, en guise de valeurs républicaines, les dix commandements, et qu'ils définissent la laïcité par la liberté du culte ?
Vous avez parlé du vivre ensemble. Je préfère prôner le « vouloir vivre ensemble ». Je fais partie de cette dernière génération d'élèves libanais, de ces jeunes gens qui, manquant de lieux de rencontre, se retrouvaient à la mosquée le vendredi, à la synagogue le samedi et à l'église le dimanche. Plus tard, la citoyenneté communautaire a débouché sur la violence puis sur la guerre.
Le débat sur la burqa doit être replacé sur ses deux pieds : la laïcité et l'intégration. Ce sont les fondements de la République : l'intégration dans la citoyenneté et une laïcité qui englobe, quand les religions dénouent les liens sociaux. Il ne faut pas confondre la religion, organisation temporelle d'une communauté, et la foi, adhésion volontariste à une croyance. Contrairement à ce que veut signifier le voile, la foi reste cantonnée à la sphère privée et ne prétend pas s'approprier la sphère publique.
Je me permets de vous mettre en garde : ne donnons pas dans le panneau des islamistes ! Lorsque les islamistes suisses demandent la construction de minarets, ils entendent faire peur, et avec cette peur, entretenir la mauvaise conscience des décideurs, qui, dès lors, accepteront plus facilement le voile. Légiférer est difficile, car il est toujours un secteur qui échappe à la loi. Mais la loi de 1905 est parfaitement claire et sépare, de façon tranchée, la sphère publique et la sphère privée. En aucun cas notre laïcité ne doit être anti-religieuse, ou même areligieuse. Elle doit être généreuse, ouverte, partagée. C'est dans ce sens que nous, sociologues de la religion, devons travailler au service des autres citoyens.