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Intervention de Jean-Pierre Marguénaud

Réunion du 2 décembre 2009 à 16h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit privé à l'université de Limoges :

Depuis Flaubert, nous savons que « le beuglement des boeufs est plus mélodieux que le cours des professeurs de droit ». Vous allez en avoir une nouvelle illustration, à mes dépens…

Il y a d'éminents spécialistes de droit constitutionnel, mais pas de spécialistes de la Convention européenne des droits de l'homme. La raison en est assez simple : pour l'année 2008, le Conseil constitutionnel, au titre de sa compétence tirée de l'article 61 qui lui permet de juger de la conformité des lois, a rendu douze décisions ; la Cour européenne a rendu 1 543 arrêts, auxquels il faut ajouter les décisions sur la recevabilité qui sont peut-être aussi importantes, et qui sont en anglais. Le travail n'est donc pas le même. Il y a sept ou huit ans, pendant trois mois, j'ai pu être un spécialiste de la jurisprudence de la Cour, à l'époque où elle rendait encore 90 ou 100 arrêts par an. Mais maintenant, je ne le suis plus. C'est vous dire la limite de l'exercice auquel je vais me livrer devant vous.

La Convention et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ainsi que leur portée ne sont pas connues de grand monde. Il y a quelques jours, un grand journal national, dans son édition du 19 novembre, a écrit en première page que, contrairement à la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes, la Cour européenne des droits de l'homme ne rendait que des avis, qui n'engagent pas les États. C'était une erreur majeure, qui lui a valu une correspondance du président de la Cour européenne des droits de l'homme, M. Jean-Paul Costa. Ce dernier a précisé à cette occasion que les arrêts de la Cour sont obligatoires, au titre de l'article 46 de la Convention – ce qui n'empêche, en outre, pas les États de tirer, pour leur propre compte, les leçons des arrêts rendus contre d'autres pays. Il faut également rappeler que le 8 février 2007, le Conseil d'État, par l'arrêt Gardedieu, a institué la responsabilité de l'État du fait des lois votées en contrariété avec la Convention européenne des droits de l'homme.

J'ai l'impression d'être un prophète de malheur puisque, avec mes collègues constitutionnalistes, j'ai la lourde tâche d'essayer de vous faire comprendre discrètement que, élus démocratiquement par le peuple français souverain, vous n'êtes pas tout à fait libres, Mesdames et Messieurs les députés, de décider ce que vous voulez : il y a d'un côté le Conseil constitutionnel et de l'autre, notamment, la Cour européenne des droits de l'homme. Cela dit, le thème qui nous réunit aujourd'hui n'est pas celui qui risque de vous causer le plus de contrariété devant cette dernière.

Je viens ici en tant que technicien. Mon avis sur la question de savoir si le port du voile doit être interdit n'intéresse personne. Ce n'est ni mon souci ni ma compétence. J'essaierai simplement de répondre à cette question : la France risquerait-elle une condamnation pour violation de l'article 9 devant la Cour européenne des droits de l'homme si le législateur adoptait une loi interdisant le port du voile intégral ?

Cette question est posée selon deux axes différents : le voile intégral est-il un signe religieux ou une tenue vestimentaire révélant une appartenance religieuse ? Doit-il plutôt être perçu comme un symbole de domination de la femme par l'homme ?

Certains estiment qu'il vaut mieux écarter l'aspect religieux et se concentrer sur l'aspect « dignité de la femme ». Mais, en considérant que la burqa n'est pas un signe religieux, cela reviendrait pratiquement à dire que, dans l'état actuel des textes, le port de la burqa dans les lycées ne serait pas interdit. Certes, la jurisprudence de la Cour est tout à fait favorable à l'extension de cette interdiction, au-delà du texte même de la loi. Néanmoins la question est difficile, du point de vue du droit européen des droits de l'homme.

Le voile intégral peut être considéré comme un signe religieux. Un grand arrêt, Kokkinakis contre Grèce, du 25 mai 1993, a affirmé que la dimension religieuse de la liberté, garantie par l'article 9, figure parmi les éléments essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la vie, mais qu'elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques et les sceptiques. Il y va du pluralisme durement conquis au cours des siècles.

La liberté religieuse est donc un élément extrêmement fort. Mais en face, il y a le principe de laïcité. Celui-ci n'est pas consacré par la Convention, mais un certain nombre d'arrêts et d'affirmations ont une importance essentielle pour le débat d'aujourd'hui.

Selon un arrêt, « En France, comme en Turquie ou en Suisse, la laïcité est un principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l'ensemble de la population adhère et dont la défense paraît primordiale. En conséquence, une attitude ne respectant pas ce principe ne serait pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion et ne bénéficiera pas de la protection que lui assure l'article 9 de la Convention. » C'est plutôt encourageant et cet arrêt l'est encore plus : « Lorsque se trouvent en jeu les questions sur les rapports entre l'État et les religions, sur lesquels de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d'accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Tel est le cas, notamment, lorsqu'il s'agit de la réglementation du port de symboles religieux dans des établissements d'enseignement. » L'adverbe « notamment » est important dans la mesure où l'on voit bien que la question se pose d'abord dans les établissements d'enseignement, mais il n'est pas certain qu'on s'y limitera : il peut y avoir des interdictions dans les lieux publics.

Il existe une jurisprudence très abondante pour les établissements d'enseignement : des décisions concernent la Suisse, d'autres la Turquie – en particulier l'arrêt Leyla Şahin, qui a posé des principes essentiels, plusieurs arrêts ou décisions concernent la France. Des décisions d'irrecevabilité ont été rendues, parmi lesquelles la décision Phull du 11 janvier 2005 sur le port du turban ainsi que des arrêts Dogru et Kervanci, du 4 décembre 2008.

Ces arrêts importants concernaient l'interdiction du port du voile dans le collège de Flers. En l'occurrence, avoir porté le voile pendant le cours d'éducation physique avait valu une exclusion à deux élèves de dix et onze ans. La Cour a considéré que la France n'avait pas violé l'article 9, alors que l'interdiction du voile ne reposait pas encore sur la loi du 15 mars 2004, mais sur l'avis du Conseil d'État de 1989, qui renvoyait au règlement intérieur des établissements. Cela revient presque à dire que, si la loi du 15 mars 2004 n'était pas superflue, elle n'était, en tout cas, pas indispensable dans la mesure où il existait déjà des justifications suffisantes à l'interdiction du voile.

J'ajoute que ces fillettes, pour participer au cours d'éducation physique, avaient substitué un bonnet à leur voile habituel, ce qui n'est pas un signe religieux. Or la Cour a estimé que les autorités nationales avaient très bien pu étendre l'interdiction au-delà de signes proprement religieux. Le voile intégral, à supposer qu'il ne soit pas un signe religieux, pourrait bénéficier du même traitement.

Après la loi de 2004, toute une série de décisions concernant le port du voile ou du turban en France ont été rendues le 30 juin 2009, la Cour considérant que les requêtes étaient irrecevables parce qu'il n'y avait pas de violation du droit à la liberté religieuse.

Tous ces éléments sont intéressants, mais ils concernent seulement les établissements scolaires. Or, l'interdiction du port du voile intégral vaudrait pour l'extérieur. J'ai donc fait quelques recherches pour voir s'il était possible que l'on considère qu'une telle interdiction, dans certains lieux publics, constituerait une atteinte à la liberté de religion.

La décision Phull, que j'ai déjà évoquée, concernait un contrôle d'identité. La Cour a estimé que, même si la religion sikh faisait obligation à ses adeptes de porter tout le temps le turban, ils pouvaient être obligés de le retirer le temps d'un contrôle d'identité. Cela vaut aussi, aux termes de la décision El Morsli pour un contrôle à l'entrée d'un consulat. Ainsi peut-on, sans violer le droit à la liberté de religion, obliger un croyant à relever ou à enlever très provisoirement son voile ou son turban. Il est évident que si une personne portant le voile intégral devait justifier son identité, elle serait obligée, conformément à cette jurisprudence, à l'enlever comme ceux qui portent le foulard ou le turban. Mais il s'agirait d'une interdiction ponctuelle.

Il n'en va pas de même dans la décision X contre Royaume-Uni du 12 juillet 1978, la Commission européenne des droits de l'homme ayant estimé qu'au nom de la sécurité, on pouvait très bien obliger un adepte de la religion sikhe à enlever son turban pour porter un casque à moto. Pourrait-on transposer au port de la burqa ? Je ne sais pas si on voit grand-chose dans la rue ou en voiture lorsqu'on porte la burqa. Par le biais du risque d'accident, que M. Ramadan, que vous venez d'entendre, jugerait certainement trivial, on pourrait peut-être justifier une interdiction qui n'aurait pas grand-chose à voir avec le respect des convictions religieuses.

Par ailleurs, dans l'arrêt Dorgu, la Cour précise que l'on peut interdire le port des vêtements religieux « notamment » dans les établissements publics, ce qui laisse entendre qu'on pourrait fort bien, au regard des principes européens, étendre l'interdiction.

Il ne faudrait pas croire non plus qu'une interdiction passerait automatiquement devant la Cour car des difficultés subsistent, en particulier celles qu'a signalées Mme Françoise Tulkens, juge belge à la Cour, qui avait rendu une opinion dissidente dans l'arrêt Leyla Şahin en faisant remarquer que toutes ces interdictions avaient tendance à opposer laïcité, liberté, égalité, alors que l'objectif serait plutôt de les combiner.

J'observe toutefois que si l'on interdisait uniquement le voile intégral, si cette interdiction n'était pas étendue à toutes les tenues vestimentaires qui posent un problème de sécurité ou d'identification, il y aurait sans doute un risque de condamnation pour violation de l'article 14, voire au titre de la discrimination collective, au sens d'un très important arrêt D.H. contre République tchèque du 13 novembre 2007.

Il pourrait y avoir également, même si cela vous semblera sans doute paradoxal, un problème de discrimination entre les hommes et les femmes. Cela nous amène à notre deuxième partie : le voile intégral, symbole de la domination de la femme, et à passer de la notion de laïcité à celle de dignité.

La Convention européenne des droits de l'homme, rédigée en 1950, n'utilise jamais le mot « dignité ». La jurisprudence de la Cour a néanmoins fait émerger cette notion. Ainsi, pour affirmer et renforcer les droits de la femme, dans les arrêts C.R. et S.W. contre Royaume-Uni du 22 novembre 1995, elle a admis que l'article 7 de la Convention n'empêchait pas la répression du viol entre époux et affirmé à cette occasion que la liberté et la dignité étaient les deux fondements de la Convention.

Dans l'arrêt M. C. contre Bulgarie du 4 décembre 2003, estimant qu'il peut y avoir viol, même sans résistance physique, la Cour prône une nouvelle définition du viol. L'arrêt Opuz contre Turquie du 9 juin 2009 fait obligation aux États d'incriminer et de sanctionner pénalement les violences conjugales. La protection de la femme est ainsi au coeur de la jurisprudence de la Cour, notamment à partir du concept de dignité.

Un lien important est également fait entre la laïcité et la protection de la femme. Le fameux arrêt Refah Partisi contre Turquie concernait l'interdiction d'un parti dont certains des membres s'étaient laissés aller à dire qu'une fois au pouvoir, ils installeraient la Charia. Il s'agissait de savoir si la dissolution de ce parti était contraire à l'article 11. La Cour a considéré cette dissolution conforme à la Convention, celle-ci étant absolument incompatible avec la Charia, qui réserve une position inférieure à la femme. La protection de la femme est donc au coeur de la jurisprudence. Mais pourrait-elle aller jusqu'à justifier une interdiction du port du voile intégral ? Il peut y avoir là quelques difficultés.

On a pu observer dans certains arrêts, notamment, dans les opinions dissidentes de Mme Tulkens, qu'au nom de l'éradication de l'obscurantisme religieux, on peut aboutir à des discriminations entre l'homme et la femme. Les interdictions du voile, même dans les écoles, frappent les petites filles et pas les garçons, ce qui est paradoxal quand il s'agit de faire disparaître des pratiques imposées aux femmes par l'homme dominateur...

Cela peut avoir des conséquences assez graves. L'arrêt Şerife Yiğit contre Turquie du 20 janvier 2009, qui n'est pas définitif, porte sur un mariage religieux célébré en Turquie, le mariage civil n'ayant pu avoir lieu en raison du décès du futur époux. La veuve (au plan religieux) s'est vu refuser les droits à réversion et les droits de santé, au motif qu'elle n'était pas mariée (au plan civil) et qu'il était justifié d'établir des discriminations entre les couples mariés et non mariés. Or on s'est aperçu, après que cet arrêt a été rendu, que, dans une même situation, le veuf (au plan religieux) n'aurait pas été privé de tels droits. Ainsi, la Cour européenne, en faisant jouer le principe de laïcité dans ses extrêmes conséquences, s'est rendu compte qu'elle avait établi une discrimination au détriment de la femme.

Enfin, beaucoup de femmes portant le voile intégral disent qu'elles le font volontairement – même si je ne suis pas sûr que ce soit la vérité. Dans l'arrêt Leyla Şahin, Mme Turkens a émis une opinion dissidente assez retentissante en disant que protéger les femmes consentantes contre elles-mêmes était une atteinte à leur autonomie personnelle – tant qu'on n'avait pas la preuve qu'elles avaient été contraintes. Elle était la seule de son avis, sur dix-sept membres de la Grande chambre. Mais c'est une idée qui compte et je ne suis pas sûr que ces questions seront définitivement résolues tant qu'on n'aura pas examiné tous ces arguments.

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