Merci beaucoup de m'avoir invité et de cette introduction. J'estime qu'aucune décision de droit, portant sur le niqab ou la burqa – de tradition plutôt asiatique et dont le nom a été propagé à travers le monde à partir de la tradition ou de l'expérience afghanes –, ne peut être prise sans une clarification préalable de la terminologie et des enjeux. J'évoquerai d'abord la dimension théologico-légale d'un point de vue islamique de cette question, puis j'examinerai les objectifs visés avant de voir une stratégie d'avenir.
Sur la question théologico-légale et sur ce qui est dit d'un point de vue islamique, comme vous le savez, l'islam n'est pas une référence monolithique : ses interprétations sont aussi diverses que dans les traditions juive ou chrétienne. Cette idée d'avoir l'islam modéré d'un côté et l'islam fondamentaliste de l'autre en dit plus sur l'ignorance de celui qui qualifie les choses ainsi que sur celui qui connaît les dynamiques : dans la tradition musulmane, on compte sept ou huit tendances très complexes, dans lesquelles on trouvera aussi bien un rationaliste dogmatique qu'un conservateur ouvert, et des réformistes aux vues opposées.
La très grande majorité des savants et courants sunnites et chiites estiment que la burqa ou le niqab ne sont pas une prescription islamique. Le consensus parmi les savants est que le foulard en est une mais pas le niqab et la burqa. Mais vous avez une interprétation qui existe, qui est minoritaire, et dont vous ne pourrez pas disqualifier la présence même si vous êtes en opposition avec le présupposé et la conclusion, ce qui est mon cas. Pour ce qui me concerne, je ne cesse d'expliquer aux diverses communautés musulmanes que l'interprétation qui conclut au port du niqab ou de la burqa est réductrice, qu'elle trahit le sens et l'esprit même de la référence musulmane. C'est un travail que je fais de l'intérieur et que nous devons mener. Mais il faut reconnaître le fait clair et objectif qu'une tradition maintient que telle est la compréhension de l'islam. Cette tradition se réclame de la pratique des épouses du Prophète pour l'ériger en norme applicable à toutes les femmes, alors que les autres savants font généralement la distinction entre ce qui est spécifique aux épouses du Prophète et ce qui est demandé pour les autres femmes.
En islam, il n'existe pas d'autorité qui ne soit pas contestée. De fait, le recteur d'Al Azhar – l'université islamique du Caire –, l'a été lorsqu'il a considéré qu'il fallait s'opposer au port du niqab. C'est là toute la difficulté et c'est mon deuxième point, très important : de l'extérieur ou de l'intérieur vous ne pouvez pas interpeller une interprétation sans vous poser la question centrale de savoir où peut se situer l'autorité, qui a autorité à dire. Prendre des décisions sur des interprétations sans se questionner sur l'autorité peut être contre-productif. Être ouvert en s'adressant à la mauvaise autorité, peut faire en sorte que cette autorité sera doublement fermée, c'est-à-dire qu'elle considérera que le dispositif mis en place est un dispositif de stigmatisation et d'attaque.
Pour nombre de Français, d'Européens de confession musulmane, l'autorité provient directement des centres – en Arabie saoudite – ou de lieux considérés comme les sources même de savoir – en Afghanistan ou au Pakistan. Pour eux, ce qui se dit ici n'a aucun poids face à ce qui se dit là-bas. Il serait donc contre-productif d'exiger de ceux qui ont une autorité relative ici qu'ils se positionnent contre des autorités là-bas ; ce serait pousser ceux qui ne reconnaissent pas l'autorité des musulmans ici à l'isolement. Quand elle a à faire à un pluralisme religieux et lorsqu'on est dans une laïcité qui s'applique strictement et dans ce rapport à la diversité des interprétations, l'autorité politique doit se demander comment utiliser au mieux les autorités qui feront évoluer les mentalités dans le bon sens et ne pas dresser les autorités les unes contre les autres, en poussant des Français de confession musulmane ou des autorités religieuses françaises à une condamnation qui, forcément, ne serait pas entendue par ceux qui ne leur reconnaissent pas cette autorité.
Deuxième chose importante : c'est la force du contexte de vie. Vous m'avez posé une question : pourquoi est-ce que l'on voit des femmes qui aujourd'hui vont davantage vers le port de la burqa et particulièrement, par exemple, des femmes converties à l'islam. Parfois on a une réponse simple et même simpliste : c'est que le converti est plus royaliste que le roi. Mais ce n'est pas cela qu'il faut comprendre. Dans le contexte français et occidental, c'est la dimension psychologique du retour du fait religieux qu'il faut prendre en compte. Ces femmes n'entrent pas seulement en religion ; elles sortent d'un passé ce qui peut faire entrer dans l'excès ou dans ce qui va vous couper de ce passé. Elles estiment avoir été trop loin dans l'exposition de leur corps ; elles tendent désormais à la disparition du physique en pensant qu'elles vont vivre le spirituel. Cette dimension psychologique est importante. Le psychologique ne se touche pas par la loi mais par l'éducatif, par l'accompagnement. Une loi qui interdit renforce parfois le dispositif psychologique qui amène à se couper de son passé. L'application de la loi a toujours un versant psychologique que parfois on a tendance à omettre. Pour certains jeunes nés musulmans ou dans des familles musulmanes, le retour à la foi s'accompagne d'une quête de purification intérieure, qu'ils peuvent traduire dans leur apparence physique. Pour ce qui me concerne, cette quête est mal comprise, mais je peux comprendre que pour certains jeunes, certains adolescents, ceci se passe.
Comprendre le cheminement est une chose – et je ne justifie pas la nature des réponses – mais si je veux travailler sur le changement des mentalités, il faut savoir d'où ça vient pour les faire évoluer et non pas seulement juger négativement le résultat.
Quel est l'objectif ? De là où je me situe, citoyen suisse dont la famille est pour les trois quarts française, qui s'engage dans le débat européen et occidental, ce qui m'intéresse c'est l'alliance stricte du point de vue du cadre légal : le respect de la loi commune d'une part, et la meilleure compréhension des prescriptions musulmanes d'autre part. Il est absolument possible, fondamentalement possible d'être totalement, clairement et sincèrement musulman et de respecter la loi commune, sans en exiger aucune transformation. Ce que j'ai toujours demandé à la France, depuis que j'ai étudié le cadre laïc, c'est l'application égalitaire, stricte et non discriminatoire de la loi commune pour toutes les religions et la religion musulmane comme toutes les autres.
Lorsqu'on a en face de nous des femmes engagées, dont la tenue vestimentaire pose des questions sur la compréhension de l'islam mais également, à des moments donnés tout à fait particuliers, quand il s'agit d'identifier la personne – comme on l'a vu au Canada – ou de la sécurité, on ne doit alors même pas se demander si l'interprétation de l'islam est la bonne : au nom même des préceptes musulmans qu'elle défendrait, cette femme est tenue de montrer son visage, d'être identifiée ou de garantir la sécurité collective. Cela ne se discute pas.
Reste à savoir, dans le cadre légal qui est le nôtre, quelle est notre marge de manoeuvre dans l'espace public, c'est-à-dire dans la rue. Je dois travailler dans la dimension théologique et légale ou comme acteur social et politique mais je dois aussi travailler à faire passer une autre interprétation de l'islam – c'est une oeuvre de longue haleine – en questionnant, par les textes et par une tradition, une lecture réduite, crispée et défensive, voire dogmatique ou littéraliste des textes. C'est un débat interne, pas seulement islamico-islamique. Il faut être à l'écoute des questions qu'une société nous pose et être capable de les entendre. Tout ce que vous avez mis en évidence sur le statut des femmes, sur la signification de la burqa, suppose une réflexion fondamentale sur ce que l'islam nous demande de ce point de vue. Dans le cadre du débat interne, il ne faut pas entendre uniquement votre réponse – qui pourrait être une condamnation – mais votre question. La pensée qui naît d'une tradition musulmane est une dimension qui doit aussi vous intéresser. Vos concitoyens français de confession musulmane sont vos partenaires et non pas simplement vos interlocuteurs extérieurs.
On doit comprendre que l'islam est une religion française, que des citoyens français sont de confession musulmane et que la très grande majorité d'entre eux – leaders et autorités religieuses locales compris – sont vos partenaires pour aider à une meilleure compréhension de l'islam, pour mettre en évidence que ni la burqa ni le niqab ne sont des prescriptions islamiques, que nous sommes liés ensemble dans ce travail. Une loi qui serait simplement perçue comme stigmatisante ne résoudra pas le problème. Il faut comprendre la marge d'autorité que le partenaire peut avoir dans cette évolution.
Tout ce que vous pourrez dire sur la burqa comme travailleur social ou politicien, alors que vous ne parlez pas de l'intérieur des références musulmanes, aura forcément moins de poids que quelqu'un qui le dirait comme moi. Alors de deux choses l'une : ou je suis le partenaire du propos, ou je suis l'étranger qui parle de l'extérieur. Et cela me paraît déterminant.
L'objectif, je le répète depuis des années et on a du mal à entendre en France, est le respect strict du cadre républicain et laïque et, de l'intérieur, un vrai travail pour faire évoluer les mentalités vers ce que doit être la compréhension de l'islam aujourd'hui.
Quelles sont les difficultés auxquelles nous faisons face si nous voulons avoir une vision de l'avenir ? Une chose est réelle, on ne mesure pas aujourd'hui un double mal-être des musulmans. Je viens de Suisse : le vote est malheureux mais l'enseignement est profond. On sous-estime la peur et la méfiance qu'il y a dans les populations comme on sous-estime le mal-être qu'il y a dans les communautés musulmanes. Je réfute les positions victimaires adoptées de part et d'autre. J'en veux à tous les populistes, qui disent que les sociétés occidentales sont victimes d'une « lente colonisation », comme aux leaders musulmans, qui évoquent la stigmatisation. Comment changer cette attitude victimaire en attitude de politicien responsable ? Tenir compte des peurs des citoyens et les respecter, ce n'est pas s'y soumettre. Tout l'enjeu est là.
Dépasser les peurs, c'est comprendre que les femmes qui revêtent le niqab ou la burqa le font par réflexe identitaire, par crainte de l'univers ambiant. Il est plus facile de s'enfermer. C'est une mentalité, un moment de la vie. J'en ai rencontré des centaines – hommes et femmes – qui pouvaient aller dans l'excès de la pratique et l'abandonner, l'âge et l'expérience venant : comme pour les crises d'adolescence qui débouchent sur l'âge adulte, il faut compter avec le temps. La stigmatisation trop rapide peut fermer les gens. En adoptant une loi, vous ne considérez pas la mentalité qui est derrière, et n'aboutirez qu'à ce que ces femmes quittent l'espace public pour rester à la maison. Si elles sont victimes de leur parcours personnel, elles se sentiront, avec la loi, doublement stigmatisées, et nous aurons deux fois perdu.
Par ailleurs, une telle loi est problématique du point de vue européen et de la liberté de conscience ; les études produites ces dernières semaines l'ont mis en évidence. Il n'est, d'ailleurs, pas du tout acquis que la votation suisse ne sera pas rejetée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
Les dignitaires religieux sont un peu en porte-à-faux. Ils sont gênés pour prendre une position ferme. Ne mettez pas les autorités les unes contre les autres. Utilisez les autorités favorables, dans leur champ d'interprétation, pour faire changer les mentalités vis-à-vis des autorités résistantes : c'est le seul moyen de fonctionner avec le fait religieux. Lorsque deux autorités se confrontent, elles s'excluent. C'est cela la pensée dogmatique. Quand vous travaillez avec les autorités qui sont à votre portée, vous pouvez y parvenir.
Enfin, cette réflexion autour de la burqa me gêne. Je n'oublie pas qu'elle vient après ce que le président Obama a dit et ce que le président Sarkozy a déclaré cinq jours plus tard. Tout à coup, on nous sort cette affaire de la burqa. Je comprends que l'on veuille parler de visibilité, mais c'est ailleurs que les questions se posent. La France et tous les politiciens feraient mieux de ne pas ériger superficiellement ce problème de la visibilité en grand débat national ; car, ce faisant, on ne permet pas des évolutions et des visions politiques du vivre-ensemble, qui sont dans le respect de la loi, l'acquisition de la langue, le fait de ne pas culturaliser, d'islamiser toutes les questions.
Une partie de la population sent bien qu'à chaque fois que l'on parle d'elle, on culturalise son appartenance, on islamise son identité au lieu de regarder d'elle ce qu'elle vit socialement. Elle vous en veut pour cela. La classe politique lui donne l'impression de parler d'un problème qu'elle ne ressent pas. La réalité, lorsque vous êtes un peu arabe d'origine, un peu avec un nom musulman, c'est que le travail, l'appartement, vous ne l'avez pas. Les deux questions ne s'excluent pas, mais à mal poser la première, vous semblez occulter la seule qui compte : l'application stricte et égalitaire de toutes les lois de ce pays pour tous les citoyens.