Les interlocuteurs qui vous ont expliqué – comme ils me le répètent régulièrement – que le statut actuel n'avait empêché aucune évolution et restait adapté pour l'avenir, vous ont aussi dit, sans doute – je crois avoir entendu des propos en ce sens –, qu'in fine, en cas de difficultés ou de besoin, il reviendra à l'État de payer. Ce raisonnement économique bien ancré dans les esprits au sein de l'AFP a pour origine l'idée qu'en contrepartie des missions d'intérêt général confiées à l'Agence – auxquelles je tiens moi-même beaucoup –, l'État a un devoir de financement en cas de pertes.
Un document interne récent indique que l'obligation faite par le statut de 1957 à l'AFP d'élaborer chaque année un budget à l'équilibre a toujours été respectée. Cependant, en gestion, l'Agence a perdu 30 millions de francs en 1981, 30 encore en 1982, 84 en 1983… Autrement dit, pendant des années, elle a été en déficit continu. Le mécanisme est donc d'une grande hypocrisie : le statut l'exigeant, on parvient miraculeusement à construire, au dernier moment, un budget en équilibre ; l'exécution s'en révèle malheureusement impossible et l'année se termine par des pertes, que l'État comble pour permettre à l'Agence de poursuivre son activité. Je le dis calmement et avec toute la déférence due aux uns ou aux autres, je ne me satisfais pas de cette situation de perfusion permanente. D'ailleurs, la perfusion a récemment cessé.
Au début des années 2000, le Gouvernement dirigé par M. Lionel Jospin a demandé au président de l'AFP, M. Eric Giuily, de lui faire des propositions pour une évolution du statut de l'Agence. M. Giuily a proposé la privatisation, un adossement à des actionnaires privés – je rappelle que ma proposition à moi est celle d'un adossement à la puissance publique, par l'intermédiaire soit de l'Agence des participations de l'État, soit de la Caisse des dépôts et consignations.
Ensuite, l'application des lois sur les 35 heures puis l'éclatement de la bulle Internet ont fait perdre à l'Agence – je l'ai rappelé – 20 millions d'euros. L'État, pourtant moins endetté alors qu'aujourd'hui mais qui souscrivait pour environ 100 millions d'abonnements, a alors refusé de l'aider au motif qu'il lui avait déjà consenti un prêt, dit « Tasca » du nom de la ministre qui l'avait accordé. Pour faire face à cette situation inédite, l'Agence a dû vendre l'immeuble dans lequel elle était – et est toujours – installée, et qui a été le seul véritable apport jamais effectué par la puissance publique à son capital et à son bilan – en 1968, au lieu d'un apport de trésorerie, il lui en avait accordé la propriété, moyennant des frais mineurs.
Par ailleurs, à l'époque de ce refus, les fonds demandés par l'Agence avaient pour objectif d'assurer sa survie. Aujourd'hui, alors que la configuration est meilleure, c'est pour assurer son développement qu'elle a besoin de moyens.
Cela dit, il s'agit en réalité de sa survie à terme : pour un média, ne pas se développer, c'est se préparer à de graves difficultés. Or, l'État nous expose aujourd'hui que, sans changement d'« enveloppe juridique », il ne peut pas effectuer de dotation en fonds propres. En effet, à la différence de ce qui s'est passé jusqu'au milieu des années 70, et pour des raisons de droit de la concurrence européen, la possibilité est désormais fermée à l'AFP de recevoir directement de la puissance publique apports ou dotations en capitaux. L'argument nous a du reste déjà été opposé au milieu des années 2000. Il faut par ailleurs savoir que l'agence allemande Deutsche Presse-Agentur s'intéresse depuis un an aux motifs sur lesquels elle pourrait fonder une action en concurrence déloyale contre l'AFP, en Allemagne et en Europe, et que, dans le passé, Reuters s'est également intéressé de près à notre statut.
Quand bien même la représentation nationale et le Gouvernement seraient totalement acquis à la cause de l'AFP et se proposeraient de lui verser les dotations qu'elle estime nécessaires à son développement, ce concours est donc désormais suspendu à la survenue d'un événement juridique singulier. Or, une insuffisance de financement risque de mettre l'Agence en difficulté dans l'avenir. Peut-être serez-vous alors de nouveau saisis en urgence d'une situation devenue critique et de propositions de solutions telles que des abandons de créances, qui, je le répète, sont devenues juridiquement impossibles.
Il faut donc prendre en compte les contraintes imposées par l'Union européenne pour assurer à l'AFP l'apport dont elle a besoin pour franchir le cap qui se présente, dans un contexte économique nouveau. Cet apport, je le demande préférentiellement à la puissance publique. Et je note que, dans le passé, la CGT de l'Agence, elle-même, a appelé de ses voeux un adossement à la Caisse des dépôts – vous recevrez communication des documents de l'époque. Elle ne soutient plus aujourd'hui cette solution, que je propose.
L'AFP a bien l'intention de conserver les missions d'intérêt général lui sont confiées. Elle est très attachée à sa contribution au rayonnement de la langue française dans le monde, et à ses 150 collaborateurs expatriés qui écrivent en français. Elle souhaite continuer à travailler en français, y compris à l'étranger, car elle reçoit de l'argent de l'État à cette fin, et bien qu'elle en ait la possibilité, elle refusera donc la solution qui consisterait à recruter des collaborateurs locaux de qualité, écrivant dans leur langue, pour traduire leurs articles dans la nôtre.
Une autre partie des crédits versés par l'État a pour objet une deuxième mission d'intérêt général, la recherche d'une couverture la plus exhaustive et universelle possible. Si l'Agence, faute de disposer de son actuel réseau, cessait de relater certains événements dans le monde, personne ne parlerait de ceux-ci ; elle contribue à donner existence à certains pays, à les faire apparaître sur la carte du monde. Elle rémunère par exemple deux fois plus de journalistes en Afrique que l'agence Associated Press, qui dispose pourtant de deux fois plus de moyens qu'elle. Pour l'intensité de l'effort fourni, le rapport est ainsi de 1 à 4 : deux fois moins d'argent, deux fois plus de gens sur le terrain.
Cette politique exprime une tradition française que l'Agence souhaite continuer à faire vivre.
Conduire une évolution du statut nous amènerait à identifier plus clairement qu'aujourd'hui, dans les 110 millions d'euros d'abonnements souscrits par l'État, la part correspondant à l'achat de services d'information, et celle qui correspond au financement de ces missions d'intérêt général – à cet égard, la démarche serait analogue à celle de La Poste. Cette identification mettrait aussi l'AFP en position plus solide face aux procès qui la menacent sur la légitimité de ces 110 millions d'euros d'abonnements : songez que l'État allemand souscrit moins de 10 millions d'euros d'abonnements à son agence de presse. La disproportion est sensible ! Peut-être pourrions-nous la justifier si l'on faisait clairement apparaître le financement des missions d'intérêt général et la contribution au rayonnement mondial de l'Agence.
Cela dit, même si celle-ci est l'instrument de la République et du Parlement, des raisons juridiques impérieuses imposent d'agir afin de permettre la poursuite de son financement courant.
Par ailleurs, l'actuel statut, composé de la loi du 10 janvier 1957 et du règlement d'administration publique du même jour, comporte des éléments profondément obsolètes. On pourrait citer les conditions de nationalité exigées pour travailler à l'AFP. L'évolution de la clientèle de l'Agence a également rendu inadaptée sa gouvernance. Sur les quinze membres de son conseil d'administration, en plus du président, huit représentent la presse française, dont six la presse quotidienne régionale et départementale. Cette composition reflète celle de la clientèle de l'AFP en 1957. Il n'existait alors ni télévisions ni radios privées, ni évidemment de portails Internet, et l'essentiel de la clientèle était formée par les journaux français. Depuis, l'AFP a considérablement développé les revenus qu'elle tire de l'étranger. Si les journaux continuent en général à constituer de bons clients pour l'AFP, leurs huit représentants au conseil d'administration représentent 20 millions d'euros de chiffre d'affaires sur 270, soit quelque 7 % du total. Quel que soit mon attachement à la famille de la presse, sa surreprésentation est devenue assez apparente. Inversement, ne figurent au conseil de représentants ni des portails Internet, certes de création récente, ni même des télévisions et des radios privées, pourtant plus anciennes. Le statut comporte donc des éléments quelque peu surannés. Certains des interlocuteurs que vous avez reçus considèrent qu'une réforme du statut signerait le début d'un démantèlement de l'AFP. Pour moi, après avoir en 1957 eu la capacité d'élaborer un statut original pour l'AFP, la représentation nationale serait parfaitement en mesure d'en concevoir un nouveau, répondant mieux aux exigences du moment, protégeant l'indépendance de l'Agence et reflétant mieux l'évolution de sa clientèle.
Comment déterminer des points de consensus ? Arguant de la singularité du moment – les médias seraient particulièrement menacés aujourd'hui –, nombre des représentants syndicaux refusent toute forme d'évolution, après pourtant en avoir parfois envisagé une dans le passé. La lecture de certains d'entre eux est très clairement politique.
Cependant, s'agissant des menaces que la réforme ferait peser sur l'indépendance de l'Agence, l'argument selon lequel cette dernière serait mal perçue à l'étranger, pour sérieux qu'il soit, n'apparaît pas imparable. Depuis sa création, l'AFP est victime d'une sorte de procès qui en fait une agence d'État ou liée à l'État. Le chapitre IV d'un ouvrage d'un confrère de l'agence Reuters, Le village CNN, la crise des agences de presse, écrit il y a dix ans déjà, est intitulé « L'Agence France-Presse, une entreprise sous la dépendance du gouvernement français ». Quand ils veulent nous piquer au vif, nos clients étrangers soulignent l'étroitesse des rapports de l'Agence avec l'État, puisque celui-ci assure entre 40 % et 50 % de son financement. Mais en 1975, il en assurait 75 % ! Quoi qu'il en soit, quel que soit son statut d'indépendance, chacun connaît le rapport de l'Agence avec l'État.
En même temps, nos clients peuvent être objectifs. L'agence Dow Jones, propriété du groupe Murdoch, l'une des incarnations du capitalisme triomphant, et à la fois cliente et partenaire en Espagne de l'agence EFE, très proche de la puissance publique espagnole, nous indique simplement qu'elle jugera sur pièces notre évolution, hors de toute idéologie : si, avec la réforme, le contenu des prestations de l'AFP se dégrade, elle cessera d'être cliente, tandis que, s'il conserve sa qualité, elle continuera de l'être.
Lorsque l'un des partenaires adopte une posture idéologique très marquée et que tous les raisonnements financiers sont balayés par la conviction que, comme dans le passé, l'État finira par payer, il est très difficile de trouver des points de consensus.
Le projet de réforme envisage aussi une réforme de la gouvernance, avec une composition renouvelée du conseil d'administration et une évolution de la fonction et de la composition d'un autre organe, le conseil supérieur.
Nombre des dispositions du statut de 1957 sont fondamentales. L'article 2, qui définit notamment les missions de l'Agence, est si essentiel qu'il est affiché dans le hall d'entrée de l'Agence. La modification envisagée de la loi de 1957 – qu'il ne s'agit nullement d'abroger – pourrait le conserver dans son intégralité et son intégrité.
Le conseil supérieur, dont traite l'article 4, est chargé de veiller au respect du fonctionnement de l'AFP selon les principes posés à l'article 2. Outre modifier sa composition, nous voudrions accroître ses pouvoirs, et en particulier lui conférer le droit de demander une seconde délibération, voire d'opposer un veto, si des délibérations du conseil d'administration lui apparaissaient par trop contraires aux dispositions de l'article 2, notamment à celles qui traitent du rayonnement mondial de l'Agence, de l'exhaustivité de la couverture qu'elle assure, et de la définition de son indépendance – l'agence « ne peut en aucune circonstance tenir compte d'influences ou de considérations de nature à compromettre l'exactitude ou l'objectivité de l'information ». Il est aussi proposé que le conseil supérieur puisse opposer son veto à la nomination d'un président dont le choix lui paraîtrait inadapté ou inadéquat. Autrement dit, dans nos réflexions sur l'évolution du statut, nous formulons des propositions allant dans le sens d'un renforcement des garanties d'indépendance de l'Agence.
Il est très facile d'apaiser les inquiétudes relatives au statut du personnel. Nous l'avons très clairement dit : nous reprendrons l'ensemble des contrats, obligations, engagements et conventions existants. La réforme n'est pas l'occasion de modifier des engagements favorables aux personnels de l'Agence.
Depuis 1957, l'absence de rapport de l'AFP avec un actionnaire – sauf peut-être lorsqu'il s'est agi de compenser des pertes, de financer des équipements ou, jusqu'aux années 1970, d'apporter des dotations – a entraîné deux conséquences. La première est le développement d'un sentiment d'appropriation de l'Agence par le personnel. C'est un facteur, positif, d'attachement et de capacité des personnels à se mobiliser et à travailler avec énergie. La deuxième conséquence est l'installation de modes de gestion qui ont abouti aujourd'hui à un fonctionnement que je ne puis qualifier autrement que d'onéreux. Que les charges de personnel représentent 73 % des charges de l'AFP est logique ; l'Agence est une entreprise de personnel. Cependant, le salaire moyen y est supérieur à 4 000 euros, sur treize mois. L'AFP comporte encore nombre de membres des catégories des ouvriers des transmissions ou du Livre. La durée des vacances peut atteindre treize semaines. À leur retour, des expatriés peuvent avoir accumulé plus de six mois de congés à prendre. Cependant, l'AFP réussit à financer ces avantages et même, depuis quelque temps, à gagner de l'argent. Si l'on peut comprendre la peur d'un changement à cet égard, tel n'est pas mon projet ; depuis que je dirige l'AFP, j'ai réussi à la faire fonctionner dans le respect de ces avantages, sans grèves ni interruption du service.
J'ai récemment retrouvé une lettre de Dominique Strauss-Kahn, alors ministre, exposant qu'il attendait de la part du président – Jean Miot à l'époque – des projets d'évolution du statut. La période de transition que traversent les médias appelle des solutions. J'ai essayé de trouver le meilleur compromis – et j'avance ces propositions sans aucune vanité d'auteur. Il faut pouvoir financer la poursuite du développement de l'Agence et le maintien de ses missions d'intérêt général. Or, quel actionnaire privé pourrait souhaiter financer celles-ci, avec l'espérance, au mieux, d'une rentabilité de 1,5 % ou 2 % par an ? En raison du rapport que nous avons depuis toujours avec la puissance publique, et que je souhaite voir maintenu, nous devons nous tourner vers elle. Certes, le risque de cette stratégie est l'accentuation de la critique relative au lien entretenu avec l'État. Mais si la part de celui-ci dans le financement de l'AFP est aujourd'hui de 40 %, il était autrefois de 70 % et les journalistes d'alors ne se sentaient pas moins indépendants. Un journaliste indépendant est un journaliste qui décide de l'être. C'est une question déontologique personnelle, et non pas d'appartenance au secteur public ou privé. Et cela vaut pour les présidents d'agence. Peut-être trouverez-vous que je mets un peu de passion dans mes propos ?