Je vous remercie de me permettre de présenter les enjeux du changement de statut de l'Agence France-Presse. Je suis confus que des indications aient été données qui semblent préjuger du calendrier parlementaire. Il ne saurait être question pour moi de stipuler pour autrui, a fortiori pour le Parlement ! D'ailleurs, ce que nous avons défini à ce jour est un « projet de projet », et non un projet de loi.
Il est important de revenir sur les raisons pour lesquelles il est devenu indispensable à mes yeux de modifier le statut de l'AFP. Les représentants de l'intersyndicale vous ont très certainement dit que le statut de 1957 n'a pas empêché l'Agence d'évoluer ni d'être financée, et que de même il n'empêche rien aujourd'hui. Lorsque j'ai pris les rênes de l'AFP, je n'avais pas pour priorité d'en modifier le statut mais de la sauver du grand gouffre dans lequel elle était en train de basculer. C'était en 2002, année où l'Agence, dont les comptes affichaient une perte de 20 millions d'euros, a dû vendre l'immeuble de son siège. La perte a été ramenée à 13 millions en 2003, 6 millions en 2004, et 3 millions en 2005, puis le résultat est devenu positif de 3 millions en 2006, de 5 millions en 2007 et de 3 millions en 2008. Une telle série, la première depuis très longtemps, s'explique par des vents porteurs mais aussi par l'élaboration de nouveaux produits, par une stratégie qui a porté ses fruits. Cela n'empêche nullement qu'il faille faire évoluer le mode de financement de l'Agence.
En effet, le contexte a changé : la révolution numérique, le bouleversement des modes de consommation et de commercialisation des informations, la crise de la presse écrite imposent de mieux armer l'Agence pour lui permettre de continuer à remplir ses missions et de se développer. Fournir une information de qualité et fiable à l'échelle internationale suppose des coûts importants que nos clients traditionnels ne peuvent plus supporter. Pour consolider notre position, diversifier nos contenus et prendre une place importante sur les nouveaux supports numériques, il est impératif d'investir et de disposer de moyens plus importants et plus souples.
Il est vrai que le statut de 1957 a permis à l'Agence de connaître un certain développement. Pour ce qui concerne le personnel, il n'y a pas eu de véritable évolution, puisque les salariés permanents étaient au nombre de 2 100 en 1964 et qu'ils sont 2 200 aujourd'hui, ce qui témoigne d'une stabilité assez rare.
Un moment, le statut a accompagné le développement, mais avec un prix puisque l'Agence a enchaîné les pertes pendant des années ; de 1985 à 1995, c'est bien la « main invisible » de l'État qui les a comblées à chaque exercice.
L'AFP s'est un peu développée par croissance organique mais, contrairement à d'autres agences de presse, elle a raté des occasions majeures de diversification. Ainsi sommes-nous passés à côté de la diversification qu'a constitué le développement de l'information financière. L'agence Reuters, depuis lors rachetée par Thomson, est ainsi devenue un géant de l'information financière qui réalise désormais plusieurs milliards de dollars de chiffre d'affaires dans ce secteur, l'information généraliste ne représentant plus que 3 % du chiffre d'affaires du nouveau groupe. Pendant ce temps, l'AFP, avec un chiffre d'affaires de 270 millions dont 110 millions d'abonnements d'institutions publiques, est restée une agence de taille moyenne. L'Agence a aussi raté sa croissance externe dans les années 1990 en ne parvenant pas, faute de capital et d'actionnaires, à acheter la société de vidéo WTN. Associated Press, qui en a fait l'acquisition, réalise désormais 200 millions de dollars de chiffre d'affaires en vidéo, cependant que l'AFP, au terme de multiples efforts, plafonne péniblement à 5 millions d'euros sur la vidéo.
Les arguments de ceux qui expliquent que le statut de 1957 permettrait de tout financer peinent donc à me convaincre, d'autant qu'à mon arrivée j'ai trouvé une Agence percluse de dettes, au bord du gouffre, sans département d'information vidéo et ne disposant que de moyens très limités pour tirer profit de ses atouts – en particulier de celui qui tient à ce qu'elle ne travaille pas seulement en français mais aussi en arabe et en anglais.
L'Agence a également pris du retard dans son organisation technico-rédactionnelle, pourtant liée à son coeur de métier. Elle n'a même pas achevé de concevoir son indispensable nouveau système informatique multimédia, au contraire d'Associated Press ou des agences de presse autrichienne APA et espagnole EFE, qui l'ont déjà déployé. Ce retard s'explique par la lourdeur patente du fonctionnement interne de l'Agence et aussi par le manque de capacité d'investissement.
Ainsi, l'AFP n'opère aujourd'hui que sur le marché traditionnel de son coeur de métier historique alors que ses concurrents, parce qu'ils se sont déjà diversifiés, disposent de relais de croissance importants. Alors qu'une diversification s'impose dans le transport de communiqués pour les entreprises, dans la réalisation de « pages froides », dans celui de services informatiques pour les médias, nous n'avons rien de tout cela, mais seulement une filiale d'informations sportives en Allemagne. En effet, nous avons dû céder toutes nos autres filiales pour récupérer toute la trésorerie possible en mettant fin à des expériences de diversification malheureuses qui se traduisaient par des pertes récurrentes.
Nous souffrons donc de handicaps historiques qui ont eu de lourdes conséquences hier et qui en auront davantage encore demain car la concurrence internationale s'intensifie. De nouveaux acteurs sont apparus dans le domaine de la photo – Getty, par exemple, avec lequel nous nous sommes associés, mais d'autres surgissent, qui sont très remuants. Des agences telle l'agence chinoise Xinhua se développent en Afrique où nous avions traditionnellement une position très forte. Surtout, certains de nos clients médias, tels CNN, envisagent non seulement de se passer de nos services, mais aussi de nous concurrencer dans la collecte d'informations. Le grand public devient lui-même producteur de photos et de témoignages, d'informations en quelque sorte – même si nous continuons de penser que l'information doit être validée par le filtre du journaliste. La collecte d'information est donc devenue diffuse et planétaire.
Nous avons plus que jamais besoin d'investir : dans la diversification de nos couvertures, dans de nouveaux systèmes rédactionnels multimédia, dans de nouvelles plateformes de stockage et de livraison – c'est tout le sens du projet 4XML.
Nous devons aussi investir pour nous développer, et seule une politique active de diversification par acquisitions nous permettra de rester dans la course. On ne peut plus s'en tenir à la seule croissance organique ; ce serait conduire l'Agence à une lente contraction, sinon à la décrépitude à terme, ce que je ne souhaite ni pour le pays ni pour les 2 200 salariés de l'AFP – dont 1 324 CDI de droit français. Très souvent, on entre à l'Agence et l'on y fait toute sa carrière. Depuis mon arrivée, j'ai recruté 81 journalistes, dont 53 en CDD, qui ont été titularisés en CDI. Une carrière de quelque quarante ans les attend ; il faut leur donner un avenir autre que la perspective d'une décrépitude douce.
Malgré les handicaps décrits et malgré les risques auxquels elle fait face, l'Agence France-Presse a de nombreux atouts pour rester un champion mondial dans son domaine d'activité. En premier lieu, elle dispose d'une marque reconnue – même si le reproche lui a toujours été fait, à l'étranger, d'être liée à l'État, ce qui n'est pas tout à fait faux en matière de financement : en 1957 singulièrement, 70 % de son budget ne provenait-il pas des abonnements souscrits par les institutions publiques ? L'Agence est aussi régulièrement saluée pour l'excellence journalistique de sa rédaction ; elle a développé une infrastructure technique universelle de collecte d'informations et un réseau de vente mondial efficace. Elle travaille et diffuse en six langues, et elle a des milliers de clients dans le monde entier.
Ces atouts, il faut les faire fructifier, ce qui passe par la réforme du statut pour donner à l'Agence les moyens financiers de développement dont elle est aujourd'hui privée. Le « statut de la liberté » dont parlait Jean Marin est devenu avec le temps « le statut du statu quo », un statu quo qui ne peut se concevoir dans le secteur des médias, alors que l'AFP est attaquée par toutes sortes de concurrents.
Aujourd'hui, l'AFP n'a pas suffisamment de ressources propres pour assurer son développement. En effet, même quand tout va bien, ce qui était le cas depuis quelques années, les 20 millions d'euros de marge d'exploitation dégagés servent pour 12 à 13 millions à financer les investissements récurrents obligés que sont les renouvellements de matériel, et pour 7 millions à couvrir les frais financiers et à rembourser les emprunts. Le désendettement progressif a permis de ramener de 45 à 31 millions d'euros le montant de la dette, mais l'on admettra que ce montant résiduel n'est pas négligeable rapporté à une capacité d'auto-financement de 20 millions d'euros les meilleures années.
Cette faiblesse financière est consubstantielle au statut de 1957, une bizarrerie en soi – une sorte d'ornithorynque juridique. Il s'agit en effet d'une forme de coopérative dont le financement est complété par l'État. Cela étant, l'AFP fonctionne déjà sur le modèle d'une société anonyme – abstraction faite de ce qu'elle n'a pas d'actionnaires – tout en exerçant des missions d'intérêt mondial – avec 208 expatriés dont 150 francophones, elle assure une couverture universelle que nous ne souhaitons pas modifier. Nous avons mis en avant, dans un document de travail préliminaire, l'idée de faire de l'Agence une société nationale à capitaux entièrement publics, tout en renforçant la garantie de son indépendance rédactionnelle par un élargissement du rôle de son conseil supérieur.
Le statut de 1957 a eu des vertus, et je comprends l'attachement que lui portent les membres du personnel qui, pour travailler souvent à l'AFP depuis plusieurs décennies, n'en ignorent rien. Le personnel est légitimement attaché, aussi, à l'indépendance de la rédaction. Il n'est pas question d'y toucher, mais au contraire de la renforcer. Je suis moi-même attaché à l'AFP et surtout à sa pérennité, au maintien de sa position de leader mondial, présent partout sur la planète. On pourrait en effet imaginer de lui donner une autre configuration, de supprimer certaines langues par exemple – il n'est nulle part écrit dans le statut de 1957 que l'AFP doit travailler en six langues. Le personnel est attaché à tout l'acquis – avantages compris, dont je pourrai parler si vous le souhaitez. Autant dire qu'il y a beaucoup à défendre en défendant le statu quo.
Je pense pour ma part que le changement de statut permettra de pérenniser les missions d'intérêt général de l'Agence et lui donnera une force bien supérieure à celle dont elle dispose aujourd'hui pour accomplir ses missions.