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Intervention de Suzanne Mathieu

Réunion du 25 novembre 2009 à 16h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Suzanne Mathieu, professeur de droit public à l'Université Paris I Panthéon Sorbonne :

La question du voile intégral est un concentré des contradictions qui traversent notre société : intégration contre respect des identités culturelles, dignité de la femme contre liberté de l'individu, laïcité contre respect des expressions religieuses…

On peut d'emblée affirmer que le port du voile intégral est un comportement social qui heurte symboliquement les valeurs de la société et dont le développement au nom de la tolérance et du respect des convictions de chacun pourrait constituer un ferment destructeur de ces mêmes droits fondamentaux. Il ne faut pas oublier que les droits fondamentaux peuvent être instrumentalisés pour imposer, au nom des libertés, des exigences contraires au système de valeurs lui-même ; il convient donc de ne pas se laisser enfermer dans ce type de rhétorique. Si l'on se place sur le terrain juridique, il est nécessaire de faire preuve de rigueur dans l'invocation et l'utilisation des principes, pour des raisons de cohérence, d'efficacité et d'acceptabilité.

Comme vous l'avez souligné, Monsieur le président, le choix à opérer est éminemment politique. Il conduit cependant à prendre parti, en termes de droits fondamentaux, sur une question essentielle : faut-il privilégier l'expression d'une société multiculturelle, fondée sur la coexistence de groupes marqués par une forte identité culturelle, ou faire prévaloir, dans le respect de la diversité, une politique d'intégration qui nécessite le respect de valeurs communes ?

Si l'on choisit la première option, il faut en mesurer la portée. La construction d'un droit entièrement fondé sur le respect de l'identité d'une communauté rend très difficile la détermination d'une ligne de démarcation entre la sphère communautaire et la sphère commune. Par ailleurs, le développement des droits d'un groupe ou d'une communauté peut conduire à une restriction de la liberté des individus qui appartiennent à ce groupe ou à cette communauté. Cette remarque vaut particulièrement, s'agissant de la question qui nous retient ici, pour les femmes.

La seconde option consiste à privilégier des valeurs communes. Il faut alors déterminer ces valeurs et les conséquences qu'il convient d'en tirer.

Personnellement, je pense qu'il est nécessaire de lutter contre des dérives qui menacent notre système de valeurs, sous peine de voir se développer dans l'avenir des comportements qui, faute d'une réaction de principe suffisamment précoce, seront devenus incontrôlables. Vous me pardonnerez cette prise de position qui n'est pas une affirmation de juriste, mais ce n'est qu'après avoir fait un choix que l'on peut poser la question des instruments juridiques.

La réglementation – ou l'interdiction – de l'usage public du voile intégral nécessite l'intervention du législateur, seul compétent pour réglementer l'exercice d'une liberté publique. On pourrait certes imaginer que le juge règle les problèmes au cas par cas, mais la casuistique n'est pas le meilleur moyen de répondre par un signe fort à une pratique symbolique. Quant aux réglementations éparses qui peuvent exister, elles ont des fondements juridiques très fragiles.

Le port du voile intégral peut mettre en cause plusieurs principes : laïcité, dignité de la femme, respect de l'ordre public et respect des libertés d'autrui.

Le principe de laïcité est inopérant pour réglementer cette pratique car, en droit français, il ne peut pas conduire à interdire de manière générale la manifestation publique d'opinions religieuses dans la sphère sociale. Ce sont, en effet, l'État, les pouvoirs publics et les services publics qui sont soumis au principe de laïcité, non les individus, le corps social et l'espace public. On ne peut donc pas fonder sur ce principe une réglementation générale du port de vêtements manifestant une opinion religieuse, dès lors que sont en cause non pas les rapports entre les individus et les pouvoirs publics ou les services publics, mais les rapports interindividuels. En outre, il faudrait alors réglementer l'usage de tout vêtement marquant une identité religieuse en public, ce qui n'est pas imaginable.

Le principe de dignité est difficile à utiliser en l'espèce. Si l'on admet qu'il impose tant la reconnaissance en chaque individu d'une même appartenance à l'humanité que l'interdiction de traiter un être humain en fonction d'une fin qui lui est étrangère, il est possible de considérer que cet enfermement de la femme et cette négation de son identité constituent une forme d'atteinte à la dignité. Mais juridiquement, le principe de dignité est utilisé lorsque sont en cause des rapports entre soi et autrui, et non des rapports entre soi et soi. Le respect de la dignité de la femme doit conduire à interdire à autrui de lui imposer le voile, mais il ne peut fonder une interdiction faite à la femme d'user de sa liberté de le porter, si aucun tiers n'intervient dans cette décision. Or il est impossible de déterminer concrètement si la femme fait usage d'une réelle liberté ou si elle subit une contrainte matérielle ou morale.

Au surplus, une telle prise de position du législateur relancerait le débat sur la signification du principe de dignité, lequel est partagé entre deux conceptions : selon l'une, la dignité est un droit objectif limitant l'exercice de la liberté, tandis que l'autre assimile, en fait, la dignité à la liberté. Le rapport du comité présidé par Mme Simone Veil a bien montré les enjeux conceptuels, philosophiques et idéologiques en cause. Je n'ai pas la même conception du principe de dignité que mon collègue et ami Denys de Béchillon, mais l'analyse solide qu'il a faite devant vous montre bien toute la difficulté qu'il y aurait à fonder sur ce principe une interdiction. Cependant rien n'interdit au législateur, bien au contraire, de rappeler qu'au nom du respect de la liberté personnelle de la femme, nul ne peut la contraindre à porter le voile.

L'ordre public et la protection des droits d'autrui sont, en revanche, des principes mobilisables.

Si la liberté de se vêtir constitue un élément de la liberté individuelle, voire de la liberté de manifester ses opinions, elle peut être, en droit français, limitée au nom d'objectifs constitutionnels comme la sécurité publique ou l'ordre public, ou du respect des droits d'autrui. Elle est d'ailleurs réglementée, le meilleur exemple étant la réglementation du naturisme dans les lieux publics.

Du côté des objectifs à valeur constitutionnelle, on pourrait notamment invoquer, à propos du port du voile intégral, la prévention des infractions ou la recherche des auteurs d'infractions. De ce point de vue, l'absence de réglementation relative au port de tenues masquant l'identité de la personne atténue considérablement l'efficacité des systèmes de vidéosurveillance.

S'agissant des droits d'autrui, les droits constitutionnels en cause sont nombreux et multiformes. On peut citer la liberté contractuelle, qui implique nécessairement d'identifier son cocontractant – l'achat d'une baguette de pain est un contrat – et la liberté personnelle, entendue par le Conseil constitutionnel comme le droit de ne pas subir de contraintes excessives, et qui peut inclure le droit à identifier la personne avec laquelle on entre en relation dans la sphère publique au sens large. Ainsi, concrètement, un commerçant doit pouvoir identifier la personne qui le règle par chèque ou par carte bancaire ; le policier, la personne qu'il contrôle ou qu'il choisit de contrôler ; la directrice d'école ou sa mandataire, la personne à laquelle elle remet un enfant à la sortie des classes. Certes des interdictions spécifiques peuvent trouver un fondement dans des textes réglementaires ou des jurisprudences éparses, mais il convient que le législateur pose des règles générales.

En se fondant sur ce raisonnement, le législateur pourrait donc réglementer l'usage du voile intégral sans remettre en cause ni la liberté de se vêtir, ni la liberté de manifester sa religion. Deux options sont possibles.

La première est une interdiction générale, symboliquement forte mais juridiquement fragile. Pourrait être interdite toute tenue susceptible de masquer complètement l'identité de la personne, sous réserve de divers cas – port de casque sur une moto, raisons médicales, spectacle. Le législateur bénéficie d'une plus grande liberté que l'autorité réglementaire pour poser des interdictions générales ; on ne peut cependant pas exclure l'hypothèse d'une condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme, dont la jurisprudence est marquée par une approche très casuistique. Ce qui poserait alors problème, c'est le caractère général de l'interdiction. Même si la Cour laisse une assez large marge de manoeuvre aux États en la matière, on ne peut prévoir sa réaction en ce domaine. De même, le Conseil constitutionnel, dont la position est en général assez largement inspirée par la jurisprudence du Conseil d'État, pourrait également être conduit à censurer une interdiction générale.

Enfin, il faut s'interroger sur les moyens de faire respecter une telle interdiction. Comment faire, concrètement, pour interdire à toute femme entièrement voilée de circuler dans l'espace public ? Il faudrait prendre des mesures contraignantes et imposer des sanctions, ce qui risque d'être difficile. En toute hypothèse, la possibilité d'une invalidation de la loi est, au regard même de l'objectif visé par le législateur, un risque majeur.

La seconde option est de s'appuyer sur le droit des tiers, fondement juridique solide mais moins emblématique.

La solution consisterait à poser le principe selon lequel chacun, dans la sphère publique, a le droit d'identifier physiquement la personne avec laquelle il contracte, qu'il est amené à contrôler ou dont il doit, plus généralement, établir l'identité pour des raisons de sécurité. Ainsi, les femmes qui portent le voile intégral seraient conduites à se dévoiler régulièrement dans l'accomplissement des tâches de la vie quotidienne ; et elles ne pourraient évidemment pas choisir la personne devant laquelle elles acceptent de se dévoiler – une autre femme par exemple –, en vertu du principe d'égalité. Par ailleurs, l'ordre public pourrait justifier l'interdiction du voile en public dans certains lieux imposant des conditions de sécurité particulières – transports publics, banques... Les personnes entièrement voilées devraient aussi être obligées de se dévoiler à la demande de toute personne habilitée à exercer un contrôle d'identité. Ces dispositions pourraient être combinées.

Si l'on retient cette option, la loi sera plus complexe à rédiger. Mais elle présentera l'avantage d'être focalisée sur les droits des tiers et sur des circonstances spécifiques liées à la protection de l'ordre public. C'est, incontestablement, une voie juridiquement beaucoup moins risquée, qui pose peu de problèmes de principe. Il faudra néanmoins bien peser sa rédaction car, si le mécanisme se révèle inapplicable, le remède sera pire que le mal. Les difficultés doivent être bien mesurées, afin d'être surmontées, mais elles ne doivent pas conduire à renoncer de légiférer.

Le déficit symbolique d'une loi limitée aux droits des tiers pourrait être partiellement comblé par l'adoption simultanée d'une résolution parlementaire. En effet, si la loi doit être nécessairement normative, comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel, la résolution, outil issu de la réforme constitutionnelle de 2008, a justement pour objet de permettre au Parlement de prendre une position solennelle sur des questions importantes – comme celle-ci. Le fait que la première résolution parlementaire porte sur ce sujet serait même emblématique. Elle pourrait compléter la loi, en exprimant la position du législateur sur la question spécifique du voile intégral et en reprenant des considérations générales sur la laïcité, les exigences de la vie sociale et le principe d'égalité entre les hommes et les femmes. Ce serait un signal fort, qui pour autant ne saurait se substituer à la loi.

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