Avec le prix unique, me direz-vous, pas d'exception, la même règle s'impose à tous. Soit, mais nous savons bien que ce n'est pas pour uniformiser ; c'est, au contraire, pour donner libre cours à la diversité des ouvrages et des regards particuliers dont chacun d'entre eux est porteur. Le paradoxe, je crois que nous en sommes tous d'accord, n'est bien sûr qu'apparent : cette unité de prix est la meilleure façon d'éviter que les « petits » éditeurs et les « petites » librairies ne soient victimes de la force de frappe des « gros ». L'exception culturelle passe ici par la même règle pour tous et pour chacun. Vous voyez que, dans ce cas, c'est la règle qui confirme l'exception ou plutôt la régulation qui fonde l'exception culturelle.
Or vous avez justement remarqué, cher Hervé Gaymard, que cette loi de modernisation de l'économie, ô combien pertinente, risquait de mettre en péril le secteur du livre, par un effet secondaire involontaire, à travers ce plafonnement des paiements. De quoi s'agit-il ? Je ne vais pas m'étendre longuement sur ce chapitre, pour ne pas répéter inutilement ce que vous avez déjà rappelé tout à l'heure avec brio, mais je voudrais indiquer les grandes lignes du problème induit par cette temporalité singulière du livre.
La loi de modernisation, adoptée le 23 juillet 2008, a plafonné à quarante-cinq jours fin de mois ou soixante jours calendaires le délai maximal de paiement entre les entreprises, plafonnement entré en vigueur le 1er janvier 2009. D'ores et déjà, afin de repousser l'échéance et conformément à la disposition de la loi qui prévoit qu'un secteur d'activité peut échelonner jusqu'au 1er janvier 2012 cette réduction des délais de paiement, trois accords interprofessionnels ont été signés pour le livre entre les imprimeurs, les éditeurs, les libraires, les grandes enseignes de distribution et les sites de vente en ligne. Un décret paru le 26 mai 2009 les a validés et a étendu cette mesure dérogatoire à l'ensemble des acteurs du secteur du livre.
Cependant, ces trois accords, indispensables dans un premier temps, ne font que repousser de quelques mois un plafonnement des délais de paiement qui n'est pas adapté à la respiration du livre. Pour éviter cette sorte d'épée de Damoclès, il est donc nécessaire de modifier durablement la règle.
Vous le savez, le commerce de la librairie se caractérise aujourd'hui par des délais de paiement d'une centaine de jours en moyenne, traduisant une rotation des stocks plus lente que dans les autres secteurs et une exposition plus longue aux yeux du public. Il faut rappeler que plus de 60 000 nouveautés paraissent chaque année et que près de 600 000 titres différents sont aujourd'hui disponibles. Cette diversité témoigne bien sûr du talent de nos auteurs et du dynamisme des éditeurs, mais elle est également le fruit de l'action constante des pouvoirs publics en matière de régulation de l'économie du livre et de l'édition.
Quels seraient, en effet, les inconvénients de l'application au livre des dispositions de la loi de modernisation de l'économie qui concernent les délais de paiement ? Ils seraient d'ordre indissociablement économique et culturel.
La réduction des délais de paiement, appliquée au secteur du livre, aurait pour conséquence d'amplifier les difficultés que rencontrent trop de librairies et de limiter le nombre de créations et de transmissions de ces commerces. Elle conduirait également à réduire la durée de vie des livres en librairie et, par conséquent, à favoriser les titres de grande diffusion au détriment des ouvrages de création. L'exception culturelle est ici, comme souvent, au service du meilleur et de l'excellence.
Cette fragilisation du secteur de la distribution de livres risquerait en plus, par contrecoup, d'introduire un cercle vicieux dans la chaîne du livre et d'affaiblir également le secteur de l'édition, donc d'engendrer un appauvrissement de l'offre éditoriale adressée aux lecteurs.
D'un point de vue économique encore et aussi, bien sûr, d'un point de vue social, l'application de la loi de modernisation au secteur du livre risquerait également d'entraîner une délocalisation des marchés français de l'impression de livres, puisque les imprimeurs français consentent actuellement aux éditeurs des délais importants, de l'ordre de cent vingt-cinq jours. Les relations commerciales en amont des imprimeurs doivent aussi être prises en compte. À défaut, les imprimeurs se retrouveraient tiraillés entre les délais très longs qu'ils devraient continuer à consentir à leurs clients et les délais très courts qui leur seraient imposés par leurs fournisseurs, du fait même de la loi de modernisation de l'économie.
Cette interdépendance complète des maillons de la chaîne doit donner lieu à une réponse globale et coordonnée ; c'est précisément l'objet de la proposition de loi que nous examinons. La régulation n'est effectivement pas une décision autoritaire ; elle est, au contraire, ce qui permet à ces différents maillons de s'entendre et de s'articuler. Elle consiste bien à offrir les conditions de la liberté, dans la meilleure tradition républicaine. C'est la souplesse de ce mécanisme qui, me semble-t-il, fait sa force et garantit son efficacité.
Bien sûr, il n'y a pas que la régulation, il n'y a pas que les règles du jeu. Il y a aussi la mise de fonds de l'État, par laquelle il soutient ce secteur clef. C'est en vertu de cette volonté de soutien du secteur que nous avons mis en place, en 2009, un label de « librairie indépendante de référence ».
C'est dans le même esprit que le budget alloué par le Centre national du livre au secteur de la librairie a été triplé. Le ministère a aussi mis en place un fonds de soutien spécifique doté de plusieurs millions d'euros pour la transmission des entreprises de librairie. À travers le développement de structures régionales pour le livre, l'État, au côté des collectivités territoriales, a aussi accentué son soutien à la diffusion du livre.
Cette convergence des différentes actions publiques menées en faveur du livre s'explique par des enjeux considérables : il en va à la fois de la viabilité économique du secteur, de la pluralité de l'offre et, réciproquement, de l'accès de chacun à cette offre culturelle.
À l'heure de la révolution numérique, qui constitue l'un des phénomènes les plus marquants de ce début de siècle, certains pourraient être tentés de voir dans ces mesures en faveur du livre un combat du passé. Ce serait, à l'évidence, une grave erreur : la mutation numérique, les débats sur la numérisation des livres qui l'accompagnent et le développement d'une culture d'écran ne rendent pas caduque, au contraire, une politique du livre, car « ceci ne tuera pas cela ». Il existe, au contraire, entre les supports traditionnel et numérique, une complémentarité et une influence réciproque. Là encore, il importe de bien mesurer, par-delà la rapidité des évolutions, leur longue durée sous-jacente, qui est le sceau de la temporalité du livre.
Vous l'aurez compris, je suis on ne peut plus favorable à cette loi proposée par le rapporteur Hervé Gaymard dans le droit-fil de son remarquable rapport, parce qu'elle prend pleinement en compte la spécificité profonde du livre et de son secteur et l'inscrit dans la logique d'une exception nécessaire et constructive, dans une politique résolue du livre et de la lecture, en parfaite cohérence avec la politique du ministère en la matière. Oui, le livre doit continuer à faire exception à la règle générale des autres échanges économiques dont traite la loi de modernisation.
Je note d'ailleurs avec une grande satisfaction le consensus, voire la concorde, qui règne entre nous tous au sujet de cette loi : c'est, vous en conviendrez, là aussi, une exception, qui confirme, plus encore que la règle générale de la discorde, l'importance de cet enjeu partagé que constituent aujourd'hui l'essor du livre, le maintien de sa pluralité et l'accès de chacun à cette clef de la culture d'hier, d'aujourd'hui et de demain. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)