Monsieur le président, monsieur le ministre de la culture et de la communication, madame la présidente de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, mes chers collègues, sous sommes réunis aujourd'hui pour examiner la proposition de loi n° 1302 relative aux délais de paiement des fournisseurs dans le secteur du livre, adoptée le 17 novembre dernier par la commission des affaires culturelles et de l'éducation à l'unanimité des membres présents.
En France, comme vous le savez, le secteur du livre est régi depuis des siècles par un système plus ou moins sophistiqué de prix fixe, dans lequel le prix de vente au public des livres est fixé ou conseillé par l'éditeur. La loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, votée à l'unanimité, n'est donc que la suite logique de siècles de régulation du secteur par la qualité et le conseil plus que par les prix.
Ce système original de prix fixe a d'ailleurs fait des émules, en Europe et dans le monde. Le groupe de travail, constitué au sein du Conseil du livre, que j'ai eu l'honneur d'animer et qui était chargé de procéder à l'évaluation de la loi et de sa pertinence dans le contexte du développement de l'économie numérique, a rendu ses conclusions le 10 mars dernier.
Le constat est clair : le prix unique du livre n'a rien perdu de son efficacité, il a structuré la filière tout en permettant son développement.
Rappelons en effet que l'achat d'un livre est d'abord un achat d'impulsion qui, pour se concrétiser, requiert deux conditions. Premièrement, le prix doit être identique partout, faute de quoi les acheteurs potentiels risquent de différer leur achat en espérant trouver l'ouvrage moins cher ailleurs, au risque de ne point l'acheter en définitive. Deuxièmement, les points de vente doivent être aussi nombreux que possible. En effet, chaque livre étant un prototype, son succès n'est jamais une certitude : certains ouvrages publiés en toute discrétion deviennent des succès ; d'autres, programmés pour être des best-sellers, ne se vendent pas. Comme disait Jérôme Lindon, « rien n'est plus triste qu'un best-seller qui ne se vend pas ». Et Malraux disait aussi : « Au-delà de mille exemplaires, tout succès est un malentendu. » L'un des grands mérites de la loi sur le prix unique est d'avoir maintenu en France un système de diffusion du livre inégalé à l'étranger : on dénombre davantage de points de vente de livres en France que dans tous les États-Unis.
Tel est l'objet de cette proposition de loi : si nous ne réglons pas le problème des délais de paiement, notamment entre libraires et éditeurs, compte tenu de l'extrême faiblesse de leurs marges et de leurs rémunérations, la survie d'au moins un tiers des librairies est menacée. En effet, l'arrivée d'un livre entre les mains de son lecteur est le résultat d'une somme impressionnante d'opérations et fait intervenir l'ensemble de la « chaîne du livre », de l'imprimeur au libraire. Or, si le prix unique a structuré la filière, certaines évolutions récentes, notamment législatives, risquent de déstabiliser ce secteur.
C'est la raison pour laquelle j'ai déposé, dès le mois de décembre 2008, une proposition de loi visant à traiter en urgence ce sujet particulier des délais de paiement.
Cette proposition de loi, composée d'un unique article, a un objectif simple : elle vise à exempter l'ensemble de la filière de la mesure de plafonnement des délais de paiement entre entreprises, instaurée par l'article 21 de la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, pour revenir au système conventionnel antérieurement en vigueur.
Je vous rappelle que des députés représentant trois des quatre groupes politiques de l'Assemblée nationale ont cosigné la proposition de loi : M. Jean Dionis du Séjour pour le Nouveau Centre, MM. Michel Françaix et Marcel Rogemont pour le groupe socialiste, radical et citoyen, ainsi que M. Christian Kert et de nombreux députés UMP. Par ailleurs, le groupe socialiste a déposé une proposition de loi n° 1422 identique à la présente proposition de loi. Je me félicite que le dispositif proposé fasse l'objet d'un accord quasi unanime sur les bancs de notre Assemblée, tout comme, en son temps d'ailleurs, la loi sur le prix du livre.
Avant de rentrer dans le détail du dispositif de la proposition de loi, peut-être peut-on procéder à un rapide rappel des faits ayant conduit à sa rédaction.
L'un des objectifs de la loi de modernisation de l'économie était de favoriser le développement des petites et moyennes entreprises en protégeant les fournisseurs de demandes de délais de paiement démesurément longues venant de leurs clients, c'est-à-dire principalement de la grande distribution. Dans ce contexte, l'article 21 de la loi LME modifie l'article L. 441-6 du code de commerce pour plafonner à quarante-cinq jours fin de mois ou soixante jours calendaires le délai maximal de paiement entre les fournisseurs et les clients. Ce plafonnement des délais de paiement devait prendre effet à compter du 1er janvier 2009.
Ce dispositif, qui est peut-être louable dans certains secteurs de l'économie, est particulièrement inadapté au secteur du livre, pour au moins trois raisons.
En premier lieu, si, dans le secteur de la distribution alimentaire, les PME sont essentiellement des fournisseurs, il en est tout autrement dans le secteur du livre où les PME sont, à l'inverse, principalement du côté des clients détaillants.
Le premier circuit de diffusion du livre, la librairie, qui représente près d'un quart des ventes, est surtout composé de petites entreprises – le chiffre d'affaires de la majorité d'entre elles est inférieur à 1 million d'euros – qui se fournissent à 80 % auprès de cette demi-douzaine d'acteurs dont les capacités financières sont sans commune mesure avec les leurs. Les deux premiers groupes d'édition – fournisseurs de ces détaillants –, Hachette Livre et Editis, représentent environ 35 % des ventes de livres. Plus largement, les douze premiers groupes de l'édition française réalisent à eux seuls près de 80 % du chiffre d'affaires de l'édition.
En deuxième lieu, le commerce de la librairie se caractérise par des délais de paiement longs qui permettent aux libraires de présenter au public l'ensemble de la production éditoriale, les livres publiés depuis plus d'un an représentant 83 % des titres vendus en librairie et plus de la moitié de leur chiffre d'affaires. De même, 40 % des titres vendus sont publiés depuis plus de cinq ans. Ainsi, la diversité de l'assortiment de livres et le nombre important de titres de fonds expliquent que la rotation des stocks est particulièrement lente dans le secteur du livre : 3,4 fois par an en moyenne pour les librairies et 4,7 fois par an en moyenne pour les grandes surfaces spécialisées.
Ainsi, selon les études les plus récentes, le délai de paiement moyen tous circuits confondus – librairies, grandes surfaces, grossistes, librairies en ligne – se situe à 94,2 jours.
En troisième lieu, l'article L. 441-6 du code de commerce est également inadapté au secteur, puisque 30 % à 40 % de l'approvisionnement des librairies est constitué par des envois « d'office » de nouveautés pour lesquels il serait paradoxal de raccourcir les délais de paiement des librairies, les invendus étant retournés après plus de trois mois d'exposition.
Certes, dès l'adoption de la loi de modernisation de l'économie, l'ensemble de la chaîne du livre s'est saisie de la possibilité prévue par l'article 21 de cette loi de signer un accord dérogatoire sectoriel. Ce fut chose faite le 18 décembre 2008. Cet accord a été étendu à tous les opérateurs dont l'activité relève des organisations professionnelles signataires de l'accord par un décret du 26 mai 2009, après avis favorable de l'Autorité de la concurrence en date du 9 avril 2009.
Mais il s'agit d'une solution transitoire qui ne saurait être satisfaisante à moyen terme, puisque le secteur doit progressivement réduire les délais prévus par l'accord pour entrer dans le cadre de la loi en 2012.
Par ailleurs, l'accord dérogatoire n'est pas satisfaisant dans certains cas, en particulier lorsque les délais de paiement sont beaucoup plus longs que les moyennes constatées souvent même supérieurs à cent cinquante, voire à cent quatre-vingts jours –, notamment à l'occasion de la création ou de la reprise de librairies, de la création ou du développement d'un fonds éditorial particulier dans une librairie existante, lorsque des difficultés de trésorerie conjoncturelles apparaissent, lors d'opérations commerciales de l'éditeur, pour les ouvrages de fonds, ou encore pour les marchés publics, tels les livres scolaires. Avant le vote de la loi LME, chaque situation faisait l'objet de conditions commerciales spécifiques, qui, aujourd'hui, sont très souvent impossibles à mettre en oeuvre du fait du plafond prévu.
Une mesure législative d'exemption complète en faveur du secteur du livre est donc grandement préférable.
Je rappelle que cette demande est parfaitement justifiée, le secteur, régi par un système de prix unique, étant déjà réglementé, ce qui n'est pas le cas d'autres secteurs qui pourraient être tentés de présenter des demandes reconventionnelles de même type. L'enjeu est ici fondamental : maintenir le dynamisme de ce secteur vital à la création artistique de notre pays. En effet, comme le dit Denis Guedj dans Le Théorème du perroquet, « le chiffre d'affaires des librairies est un fichu baromètre pour la société ».
Le dispositif prévu par l'article unique est simple : il s'agit d'autoriser par la loi le secteur à continuer de définir de manière conventionnelle les délais de paiement entre fournisseurs et clients. D'ailleurs, dans son avis sur l'accord dérogatoire, l'Autorité de la concurrence souligne clairement que « le droit de la concurrence reconnaît que les conditions et les modalités de concurrence entre les opérateurs n'ont pas à être identiques, dans la mesure où les différenciations relèvent de considérations objectives », ce qui est le cas pour le secteur du livre.
Au final, je vous propose donc d'adopter cette proposition de loi telle que la commission l'a modifiée sur trois points.
En premier lieu, afin d'écarter définitivement toute velléité de demandes reconventionnelles d'autres secteurs d'activité, la commission a souhaité que cette exclusion de l'application de l'article L. 441-6 du code de commerce ne soit pas codifiée, afin d'indiquer clairement qu'il s'agit de la demande spécifique d'un secteur bien identifié : celui du livre.
En deuxième lieu, la commission a souhaité exclure le courtage du dispositif, puisque ce mode de vente n'est pas concerné par les modalités de paiement entre entreprises.
En troisième lieu, la commission a tenu à inclure les imprimeurs dans le dispositif, tant dans leurs relations avec l'édition qu'avec certains de leurs fournisseurs, mais uniquement pour ce qui concerne la fabrication de livres.
Pour conclure, je reprendrai à mon compte deux citations. La première, de Roland Barthes dans « Qu'est-ce que la critique ? » : « La littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer. » La seconde est de Gao Xingjian, extraite de son discours de réception du prix Nobel de littérature, où il a estimé que « c'est la littérature qui permet à l'être humain de conserver sa conscience d'homme ». Permettons donc à nos concitoyens, où qu'ils se trouvent sur le territoire français, de continuer à s'élever, à s'évader et à s'instruire, en bénéficiant des conseils éclairés de nos libraires et d'une production éditoriale diverse et riche. C'est aussi la « liberté grande » de Julien Gracq. (Applaudissements sur les bancs des groupes UMP et NC, et sur les bancs du groupe SRC.)