Pour les éditeurs, vendre des livres en hypermarché n'est pas tabou, madame de Panafieu. Ces ventes, qui représentent environ 15 % du marché du livre, nous permettent de toucher d'autres publics. Loin d'être des gens frileux, les éditeurs estiment qu'Internet est un outil formidable – à tel point que pour fêter le cinquantième anniversaire de la création d'Astérix, nous avons habillé la home page de Google avec les personnages de la bande dessinée. Au même titre que la presse et le cinéma, nous utilisons Internet et le téléphone mobile pour promouvoir nos auteurs.
Ce n'est pas la première fois qu'un livre de Marc Levy sort en même temps en format papier et en format numérique. D'ailleurs, tous les ouvrages de la rentrée littéraire étaient disponibles en format numérique, que ce soit sur le site de la Fnac ou, par exemple, sur celui de la librairie Dialogues à Brest. Les éditeurs sont prêts à offrir les deux formats en même temps.
Concernant la question du prix, je suis en désaccord avec le président du syndicat national de l'édition. Un peu partout dans le monde, un consensus apparaît chez les auditeurs pour faire en sorte que le prix d'un livre au format numérique soit au moins 30 à 35 % moins cher qu'au format papier : il est normal que les économies réalisées en termes de papier, de stockage, d'expédition, de retour, de pilon, bénéficient aux consommateurs. Ma conviction est également que le livre numérique doit être moins cher que le livre papier, mais il existe en France un obstacle important : le taux de TVA y est de 15 points supérieur à celui du livre papier. De ce fait, réduire le prix de 40 % représente en fait un effort de 55 %. Quant au cas de Marc Levy, qui a pris l'initiative fâcheuse de ne pas recourir à un éditeur, je ne crois pas à l'avenir de l'édition sans éditeur.
S'agissant des plateformes d'éditeurs, je partage en revanche l'avis de Serge Eyrolles. J'ai offert à mes confrères d'ouvrir le capital de Numilog, qui est la principale voire l'unique plateforme de vente de livres numériques. Bien qu'il ne soit pas facile, en France, de s'entendre entre confrères, puisque nous sommes concurrents, des discussions sont en cours qui devraient aboutir, dans les six mois, à la création d'une interface commune. Nous envisageons par ailleurs de créer une grande vitrine de l'édition susceptible d'amener les internautes, d'ici trois à quatre ans, à délaisser Google ou Amazon au profit d'une plateforme collective pour accéder à un livre. Le groupe Hachette prendra dans les prochaines semaines une initiative en ce domaine.
Concernant les oeuvres orphelines, notre métier consiste d'abord à faire en sorte qu'il n'y ait pas d'orphelins et à garder les oeuvres qui bénéficient d'une certaine diffusion. La difficulté est de définir la procédure conduisant à conclure qu'il s'agit bien d'une oeuvre orpheline. C'est précisément l'objet du projet européen Arrow – Accessible registry of rights and orphan works. Lorsqu'une oeuvre est définitivement orpheline, les éditeurs n'ont aucune objection au fait d'instaurer une procédure spéciale qui permette de redonner vie à ces oeuvres sans engager pour autant des coûts exorbitants. Pour Google, toutes les oeuvres publiées par la librairie Hachette sont orphelines, car la société, après moult fusions et changements de nom – il en va de même de Grasset, par exemple – s'appelle désormais Hachette livres. Mais quand on fait l'effort sérieux de déterminer l'existence ou non d'ayants droit, on s'aperçoit qu'en réalité seule une minorité d'oeuvres est orpheline.
J'en viens à l'accord américain. Hachette a un statut particulier à cet égard : en tant qu'éditeur en Australie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, elle relève de cet accord, mais en Espagne et en France, elle en est exclue – ce qui rend parfois compliqué d'adopter une position unique ! Comme les éditeurs français, les éditeurs américains ont intenté un procès à Google, jugeant inacceptable que leurs fichiers soient copiés dans les bibliothèques. Malheureusement, la justice américaine est plus coûteuse et plus complexe que la justice française. La procédure, qui a débuté il y a trois ans, a déjà coûté 20 millions de dollars à l'Association des éditeurs américains – dont Hachette fait partie –, Google ayant produit des millions de documents à étudier. Les éditeurs, craignant de se ruiner en allant jusqu'au bout de la procédure et, finalement, de ne pas gagner leur procès car le droit américain est quelque peu ambigu, ont décidé de négocier, estimant que même s'ils gagnaient, ils se retrouveraient alors face à un opérateur devenu incontournable après avoir numérisé 20 millions de livres.
Pour ma part, je n'aime pas cet accord, car il est le produit d'un déséquilibre entre un opérateur, qui met les éditeurs devant le fait accompli, et des éditeurs qui n'arrivent pas à faire respecter leur droit par la justice américaine. Pour autant, je ne me réjouis pas que les oeuvres européennes en aient été exclues, car cela ne règle pas le problème. M. Colombet n'a pas en effet répondu à la question que nous nous posons tous : pourquoi Google continue-t-il à numériser des oeuvres qui nous appartiennent sans nous demander notre avis, et jusqu'à quand compte-t-il le faire ? De ce point de vue, le fait d'avoir exclu de l'accord les oeuvres françaises, espagnoles et allemandes n'est pas une victoire, mais une pirouette de la part de Google afin de sécuriser l'accord américain.
La question reste toujours de savoir comment nous allons traiter avec ce moteur de recherche et dans quelles conditions. Le groupe Hachette, en tant qu'éditeur britannique, australien et américain, se réserve le droit de s'y opposer. Il faut savoir que jusqu'en 1990, les éditeurs français étaient obligés de faire protéger leurs livres aux États-Unis, et c'est pourquoi le groupe Hachette dispose de dizaines de milliers d'oeuvres protégées par le droit américain, et est partie prenante de l'accord, même si l'on a été tenté de l'en exclure.
Ma première recommandation concerne la numérisation. Contrairement à ce que certains semblent croire, il n'y a pas d'urgence absolue – surtout s'il s'agit de laisser à Google une partie importante de notre patrimoine. C'est Google qui tente de nous imposer son agenda. Notre effort de numérisation des oeuvres a commencé et je ne suis pas certain que l'on soit à un mois près en la matière. Laissons aux éditeurs le temps de réfléchir à la mise en place d'une plateforme. À cet égard, le Grand emprunt me paraît offrir une bonne opportunité pour poursuivre notre effort de numérisation du patrimoine.
Ma deuxième recommandation a trait à la TVA et au prix unique. Si nous voulons que les éditeurs français existent dans l'univers numérique, il faut d'abord établir une égalité de traitement avec les éditeurs étrangers. À ce titre, le taux de TVA de 15 points supérieur est une catastrophe. Si nous voulons, de même, maintenir notre diversité et notre écosystème littéraire, il est indispensable d'étendre la loi sur le prix du livre à l'univers numérique.
Ma troisième recommandation est relative aux efforts que nous allons, au-delà de ceux demandés aux pouvoirs publics, nous demander à nous-mêmes : il faut que les éditeurs français s'organisent pour créer cette vitrine que constitue la plateforme commune. Je ne relâcherai pas mes efforts pour y parvenir, et je sais que Serge Eyrolles est à mes côtés. Nous ne pouvons demander aux pouvoirs publics de baisser la TVA et d'effectuer la numérisation du patrimoine si nous ne montrons pas que nous en avons compris les enjeux. Je demande donc à la représentation nationale de nous aider à nous organiser collectivement.