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Intervention de Nicolas Georges

Réunion du 25 novembre 2009 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Nicolas Georges, directeur du livre et de la lecture, président du Centre national du livre :

J'interviendrai à la fois en tant que directeur d'une administration centrale et président, pour quelque temps encore, d'un établissement public jouant un rôle assez important dans l'équilibre de la chaîne du livre, notamment pour le financement de la numérisation du patrimoine et des oeuvres sous droits. Par ailleurs, le ministre de la culture a confié une mission à une commission présidée par M. Marc Tessier et, dans l'attente de ses conclusions, il ne serait pas cohérent de ma part de faire état d'une position trop nette de la direction du livre et de la lecture.

Contrairement à ce qui a été affirmé dans la presse à la suite de la publication de notre enquête décennale sur « les pratiques culturelles des Français », le ministère de la culture s'intéresse aux écrans : depuis deux ans, j'y ai consacré 40 % de mon temps de directeur adjoint puis de directeur du livre et de la lecture, et 50 % depuis le lancement du débat lié à la BNF.

Depuis deux siècles au moins, nous amassons dans nos institutions patrimoniales des trésors de pensée et d'art. Dès le XIXe siècle, la question de leur accessibilité s'est posée. C'est pour l'assurer que, parmi les missions fondamentales des conservateurs, figure l'établissement de catalogues, de listes, d'index. Ces travaux représentent aujourd'hui une ressource capitale et valorisable de métadonnées.

Depuis cinquante ans, la question de l'accès à ces ressources est devenue celle de la démocratisation de cet accès et, depuis dix ans qu'il existe, Internet est apparu aux professionnels de la culture comme une sorte d'eldorado permettant de s'affranchir des contraintes sociologiques qui le réservaient aux catégories sociales les plus favorisées.

Ces évolutions relativement techniques n'auraient certes pas justifié un débat à l'Assemblée nationale si ce développement d'Internet ne s'était pas accompagné de transformations économiques considérables, que le livre ne connaît pas encore réellement pour l'instant mais qui ont affecté d'autres secteurs de la création, notamment la musique. Il s'agit du transfert de la valeur créée par les chaînes économiques de la création à d'autres acteurs que les producteurs de contenus et de droits, des acteurs puissants jusqu'ici sans lien avec la création culturelle, et dont le métier est plutôt la diffusion des contenus. C'est bien parce que certains de ces acteurs d'économie d'Internet ont pris des positions très fortes dans le domaine culturel que nous sommes réunis aujourd'hui.

Comme l'a rappelé le Premier ministre le 10 septembre 2009 lors d'un séminaire sur la numérisation des contenus culturels, l'impératif démocratique de diffusion des contenus qui incombe au ministère de la culture impose de relever trois défis : financier – la numérisation demande des moyens importants de la part des pouvoirs publics –, industriel – des acteurs semblent pouvoir réaliser en dix ans ce à quoi nous avons dû consacrer des décennies, voire des siècles –, et organisationnel, puisque la dimension européenne et communautaire de la réponse sera sans doute essentielle.

La question centrale est celle du rôle des pouvoirs publics. L'État en France a été de longue date un préservateur et un fabricant de patrimoine et de mémoire. Eu égard à son rôle éminent dans l'univers du patrimoine physique, il lui revient de décider jusqu'où il souhaite aller dans l'univers numérique – question indissociable de celle des moyens financiers dont il devra se doter. Or, à cet égard, notre pays n'est pas si mal placé et je rappellerai à mon tour que la politique de numérisation menée par la France, assortie de moyens solides, de 10 millions d'euros par an, issus des taxes qui alimentent le budget du CNL, suscite l'envie de nos partenaires européens.

Pour prendre sa décision, l'État doit se poser trois questions. Tout d'abord, pouvons-nous légitimement conclure des alliances avec des partenaires privés pour numériser notre patrimoine ? Dans la mesure où des missions de service public – comme la construction de prisons, mission régalienne s'il en est – sont déjà financées par des partenariats public-privé, ces alliances ne doivent pas être exclues d'emblée. En revanche, il faut être attentif aux conditions auxquelles elles pourraient être conclues.

Ensuite, si nous décidons de ne pas conclure de partenariats, au motif que le rôle de l'État est si central qu'il doit assumer seul ou presque l'intégralité de cette mission, aurons-nous à en pâtir ? Notre patrimoine ne sera-t-il pas moins bien exposé sur Internet, moins visible que si nous avions noué des partenariats avec les puissants acteurs des moteurs de recherche ?

Enfin, si nous décidons de travailler seuls, disposons-nous des moyens industriels et organisationnels nécessaires ? Les bibliothèques nationales et les autres institutions patrimoniales sont-elles dotées des ressources indispensables pour la mise en oeuvre d'une organisation adaptée ? Le marché, français ou étranger, de la numérisation, a-t-il la capacité de fournir rapidement – le temps est essentiel – le service attendu ? À ma connaissance, la commission présidée par M. Marc Tessier devrait aborder ces points.

Ma première conclusion est que nous nous approchons de la précipitation des composés, comme disent les chimistes. Les prochaines semaines seront cruciales.

La question du financement est sur la table. Des réponses nous ont déjà été données sur l'accès aux ressources du Grand emprunt. Mesdames et messieurs les députés, vous-mêmes et vos collègues du Sénat aurez sans doute à vous pencher sur les taxes perçues par le CNL, qui permettent aujourd'hui la numérisation de nos contenus patrimoniaux et sous droits.

Les conclusions des missions conduites par Patrick Zelnik, sur l'amélioration de l'offre légale, et par Marc Tessier seront présentées fin décembre. Des éclairages devraient nous être ainsi apportés.

Parallèlement est en cours de règlement aux États-Unis le « settlement », c'est-à-dire l'accord entre les ayants droit américains et la société Google. Le Gouvernement français est intervenu de façon très volontariste. Il a déposé sur la table du juge américain des observations lui exposant qu'en l'état, il ne pouvait pas valider cet accord. Depuis, des éléments nouveaux ont été apportés. Nous devons y répondre. Les décisions qui vont être prises en matière de positionnement de l'État et de financement conditionneront également nos réponses à cet accord. Nous sommes à un tournant.

Deuxièmement, décider de faire affaire avec un partenaire très puissant conduira automatiquement au renforcement de ce partenaire. Cependant, position dominante n'est pas abus de position dominante. Sur ce point, encore plus crucial sans doute que la numérisation du patrimoine, je souhaite procéder à plusieurs rappels.

Dans la société démocratique dans laquelle nous vivons, l'accès à l'information se régule depuis cinquante ans pour des besoins d'utilité publique. La régulation opérée dans le domaine physique doit évidemment pouvoir être étendue au domaine numérique.

Nous vivons aussi dans une économie libérale, où la concurrence doit jouer au profit du consommateur. Je suis chargé de la mise en oeuvre, pour le ministère de la culture, de la loi sur le prix du livre. Cette loi libérale de régulation de la concurrence a permis à une pluralité d'acteurs économiques d'avoir accès au marché.

Aux États-Unis, une des décisions majeures de la Cour suprême en matière de concurrence a eu pour support l'univers de la culture : la décision Paramount, prise en 1948, traitait précisément du contrôle du secteur de la diffusion par les grands studios de cinéma américains.

Enfin, il y a quelques années, la Commission européenne s'est intéressée à la concurrence au sein de la chaîne du livre. L'ensemble du secteur éditorial du groupe Vivendi, alors en pleine déconfiture, était à vendre. Lagardère et sa filiale Hachette souhaitaient le racheter. La Commission, concluant au risque d'abus de position dominante, a interdit la fusion pour des raisons de diffusion, c'est-à-dire d'accès de la diversité à la table du libraire. J'ai rappelé à la Commission le 7 septembre dernier qu'il serait tout à fait regrettable que cette question examinée très précisément dans l'univers physique ne le soit pas dans l'univers numérique : la problématique y est exactement la même.

Troisièmement, les oeuvres sous droits et le patrimoine ne peuvent être dissociés – Google ne les a du reste pas traités différemment dans ses opérations de numérisation. En effet la question est celle de l'exposition en général du livre et de la culture écrite française sur Internet. Nous devons donc travailler ensemble à l'élaboration d'une offre qui soit à la fois une offre patrimoniale et une offre d'oeuvres de culture écrite française récentes, sous droits.

Enfin, le développement d'Internet n'offre aucune réponse aux questions de l'accès à la culture et de l'élargissement de nos publics. Au contraire, l'exigence de politiques de médiation, d'élargissement des publics, d'accès à notre patrimoine, à l'exemple de celles qui ont été menées dans l'univers physique, apparaît encore plus aiguë dans l'univers numérique, où la médiation et l'autorité sont bouleversées, les médiateurs et les prescripteurs n'étant pas les mêmes que ceux de l'univers physique. Le besoin existe de retrouver sur Internet l'équivalent de ces espaces publics et physiques de médiation et d'accès à notre patrimoine que sont les bibliothèques ou les musées.

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