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Intervention de Jean-Luc Racine

Réunion du 25 novembre 2009 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Jean-Luc Racine, président de la Bibliothèque nationale de France :

Madame la présidente, je vais essayer de rester dans la ligne que vous avez souhaitée d'un débat serein. Parlant après mon prédécesseur à la BNF, je serais très attristé que nous donnions le sentiment d'un débat personnel. Pour ma part, ce sujet est au coeur de mes préoccupations depuis que je suis à la tête de cette maison et nous devrions, me semble-t-il, être en mesure de raisonner sans caricaturer les positions de l'autre ni, surtout, chercher à déconsidérer ceux qui ont un point de vue différent. Avec un peu de malice, mon cher Jean-Noël Jeanneney, je ne résiste pas à citer une de vos déclarations – à laquelle je souscris totalement – parue dans l'Humanité, journal peu suspect de proaméricanisme : « Cela ne serait pas un drame d'aller vers Google si nous conservons la capacité d'organiser la numérisation en fonction de nos propres choix ». Mesdames et messieurs, ce n'est pas un drame, en effet, et nous pouvons discuter de ce sujet, même si, je l'admets, la décision finale n'est pas technique, mais de nature politique – car c'est aux politiques de faire la synthèse entre les intérêts du patrimoine public, du contribuable et des éditeurs, et ce qu'exige le rayonnement culturel de notre pays à l'échelle internationale.

Je ne me livrerai pas ici à un discours de nature politique, mais j'essaierai d'exposer brièvement ce qu'est une stratégie de numérisation ou, pour mieux dire, une politique numérique, la numérisation n'en étant qu'une partie.

Une politique numérique – et la Bibliothèque nationale de France a été la première des grandes institutions à se doter d'une bibliothèque numérique en ligne, Gallica, en 1997 – comporte cinq étages.

Le premier est le choix des documents ou des oeuvres à numériser, avec deux options possibles : soit une sélection a priori, soit la recherche de l'exhaustivité, chacun des secteurs définis faisant l'objet d'une numérisation intégrale, afin de disposer d'un corpus complet. La première conception est aujourd'hui dépassée, notre horizon étant l'exhaustivité dans tous les domaines du savoir. Si nous voulons une politique de numérisation ambitieuse pour notre pays, elle doit viser à l'exhaustivité raisonnée, dans le cadre d'une collaboration entre la Bibliothèque nationale de France et les autres bibliothèques françaises. De ce point de vue, la question du « vrac » me semble être un faux problème.

Le deuxième étage est la conservation. Les données numériques étant fragiles, il faut en assurer la pérennité, et c'est notre mission, non celle d'une société privée comme Google. Grâce au soutien du ministère de la culture et de la communication, nous consentons les investissements nécessaires pour assurer la pérennité de la conservation et de l'accès aux données numériques. Définir une politique numérique, à quelque niveau que ce soit, exige de garder cette exigence à l'esprit, sachant que les coûts induits par la conservation sont comparables à ceux de la numérisation proprement dite.

Le troisième étage est celui de l'accès. Il faut déterminer d'emblée pour qui on numérise et à quelles conditions, si l'accès est universel ou restreint, gratuit ou payant pour une partie. S'agissant de Gallica, l'accès est universel et gratuit pour tout ce qui relève du domaine public, modèle similaire à celui de Google, mais non à celui de pays comme l'Angleterre et le Danemark, où l'accès est limité géographiquement et payant pendant une certaine durée, en dehors du périmètre initial.

Le quatrième étage est celui de la définition du modèle économique, qu'il faut mener à bien sans exclure aucune option a priori : financement public, privé ou mixte. Jean-Noël Jeanneney le sait pour avoir autorisé une négociation très poussée, pendant des mois, avec un autre géant américain, Microsoft, pour un beau projet – qui, à mon grand regret, n'a pas abouti – de soutien à la numérisation de la BNF avec une très intelligente dimension européenne.

Cinquièmement, l'étage de base dans l'univers numérique est toujours non ordonné, non classé et c'est par-dessus que sont construits des outils d'exploitation et d'organisation des données, et non l'inverse. C'est pourquoi la question du vrac est un faux problème. En effet, pour pouvoir organiser le savoir, il faut d'abord l'avoir accumulé sans a priori, le seul ordre possible étant pratique : comme on ne peut pas tout numériser en même temps, il faut définir une séquence, des priorités dans les divers domaines. Ainsi, la BNF donne la priorité à la numérisation de la littérature française sur celle des traductions en français de la littérature norvégienne – ce sont des priorités de nature documentaire –, mais ne se demande pas, pour numériser la poésie française, si tel poète est majeur ou tel autre mineur, ou s'il faut privilégier chez Victor Hugo Les contemplations plutôt que L'art d'être grand-père : elle prend le parti, absolument nécessaire, de l'exhaustivité sans classement a priori.

Ainsi, dans ce contexte d'économie de la connaissance numérique dont on parle beaucoup, l'enjeu de demain est la construction des outils intelligents d'exploitation des données, et non la numérisation proprement dite, considérée comme un processus industriel supposant une bonne organisation et des investissements, mais sans grande complexité intellectuelle.

J'en viens aux conditions d'un partenariat avec le privé, qui n'a jamais été exclu et qui est d'ailleurs inscrit dans le contrat de performance passé entre la BNF et l'État. Ces conditions sont très précises.

Premièrement, le choix des oeuvres ou des documents numérisés incombe à la seule institution, en l'espèce à la BNF. Cela est clair, et personne n'a jamais envisagé autre chose.

Deuxième condition : les fichiers numériques qui seront remis à la BNF doivent respecter les normes et les standards fixés par l'institution.

Troisièmement, la durée des contreparties que le partenaire demande éventuellement pour prendre à sa charge la numérisation doit être limitée.

Quatrième condition : il ne doit pas y avoir de monopole d'accès consenti au partenaire. Concrètement, dans le cas de la BNF, tout ce qui est numérisé de ses collections doit être accessible gratuitement et directement à travers Gallica. Autre garantie : tout ce qui est accessible via Gallica le sera également par Europeana ; et c'est pourquoi il ne doit pas y avoir de contradiction entre les initiatives privées, que ce soit de Google, de Microsoft ou d'autres partenaires, et le projet Europeana ; s'il en était autrement, nous renoncerions. Enfin les autres moteurs de recherche doivent pouvoir indexer les métadonnées.

Cinquièmement, et c'est ici un souhait plus qu'une condition : il nous serait très utile de disposer d'un cadre de référence européen pour les partenariats avec le privé. Europeana n'est pas du tout aujourd'hui ce que Jean-Noël Jeanneney a décrit, l'agrégation des ressources des bibliothèques nationales européennes, mais un projet beaucoup plus ambitieux visant à donner accès aux ressources numériques des bibliothèques, nationales ou non, mais aussi des musées, des archives et du secteur audiovisuel. Sa portée est donc bien plus vaste, d'où sa richesse mais aussi la difficulté. En effet, le parent pauvre d'Europeana, il faut en être conscient, est le livre car, malgré l'appel retentissant lancé il y a cinq ans, la France est le seul pays européen à avoir réellement investi dans la numérisation des livres. Après la Conférence des bibliothèques nationales européennes, où je me suis rendu il y a quelques semaines comme membre du comité exécutif, je constate que, pour nos partenaires européens, les seules questions sont de savoir si l'Union peut aider – de fait, on ne pourrait que se réjouir que le politique aide davantage à la numérisation – et, surtout, de déterminer à quelles conditions des partenariats avec le privé sont acceptables. Encore une fois, Google est un des principaux partenaires, mais non le seul. Le mouvement est bien enclenché ; l'Italie, par exemple, a décidé de faire numériser l'ensemble de ses bibliothèques par Google. Je le dis à regret, car j'ai partagé l'enthousiasme de Jean-Noël Jeanneney : oui, la bibliothèque numérique européenne du livre existe, mais sur Google Livres. Comme la commissaire européenne Mme Reding me l'a fait observer, on ne trouve pas sur Europeana, en tout cas pas encore, Goethe en allemand, mais seulement traduit en français ou en hongrois. Certes, le volontarisme politique est important, mais il faut parfois aussi, comme le général de Gaulle l'avait prouvé le 18 juin, savoir où sont nos forces et nos faiblesses.

Je le redis : nous avons besoin d'un cadre européen pour aborder cette question du partenariat avec le privé dans le respect des exigences des institutions publiques. Certes importante, elle n'est cependant qu'un élément dans la stratégie de numérisation de la Bibliothèque nationale de France : elle porte seulement sur les livres du domaine public, alors que les enjeux actuels pour la BNF se situent dans la numérisation de la presse – programme engagé par Jean-Noël Jeanneney, mais à un rythme insuffisant –, mais aussi de ses collections rares et précieuses, de ses manuscrits, pour lesquels j'ai engagé cette année une politique méthodique. D'où, là encore, la question cruciale des moyens.

Si nous disposons de crédits publics, comme je le souhaite, n'oublions pas que les tâches à accomplir représentent une masse considérable dont une grande partie ne rentrera pas dans le champ du partenariat avec le privé. Néanmoins, si un partenariat avec Google ou Microsoft nous permet de remplir une case de cette stratégie, ce sera tant mieux, mais à condition de rester maîtres de notre politique et de nos contenus.

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