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Intervention de Caroline Fourest

Réunion du 12 novembre 2009 à 9h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Caroline Fourest, journaliste et sociologue :

Les réflexions dont je vous ferai part sont le fruit à la fois d'une enquête entamée voilà une douzaine d'années concernant les mouvements intégristes de toutes les religions, et de mon cours à Sciences Po, intitulé « Multiculturalisme et universalisme », lequel a débouché sur une réflexion de ma part relative à la crise du multiculturalisme, objet de mon dernier livre, La dernière utopie.

Un défi aussi complexe que celui que vous vous êtes lancé impose de bien définir les termes du problème. De la justesse du diagnostic dépendra, en effet, l'efficacité des solutions que vous proposerez. Ainsi, parler de « burqa » est une commodité à laquelle les médias ont cédé trop facilement : il existe peu de femmes portant ces voiles d'origine afghane en France, certains des voiles que nous voyons étant des « niqab », voiles noirs et couvrants, d'inspiration saoudienne.

Comme Dounia Bouzar l'a souligné lors de son audition, il faut insister sur la dimension sectaire et intégriste – beaucoup plus que religieuse – de ces comportements qui concernent souvent des converties. Celles-ci, en masquant leur visage, tentent de faire oublier qu'elles sont d'origine bretonne, basque ou alsacienne, avec tout le zèle des nouveaux croyants. Le port du voile intégral est à rapprocher d'une démarche sectaire, avec tout ce que cela comporte d'aliénation volontaire, sachant qu'il est éminemment complexe de faire la part entre celles qui le portent délibérément et celles qui le portent par choix. Lorsque vous interrogez des témoins de Jéhovah ou des scientologues, ils vous disent d'ailleurs rarement qu'ils appartiennent à une secte. Pour eux, c'est un choix qu'ils ont fait et qui les rend parfaitement heureux.

Les femmes, qu'elles portent le voile simple ou le voile intégral, soulignent souvent l'incompréhension dont elles font l'objet en tant qu'émettrices d'un message – le fait de porter un voile dans un pays laïc – de la part des récepteurs, à savoir les personnes qui sont confrontées au voile. Pour autant, toute une diversité de situations existe chez la personne qui émet – celle qui porte le voile. Il peut tout aussi bien s'agir d'une femme ayant décidé, au soir de sa vie, de porter le voile traditionnel dans une démarche religieuse mais non fondamentaliste, que d'une jeune femme née en France qui choisit de porter le voile par militantisme, souvent contre l'avis de ses parents, après avoir écouté un prédicateur, s'identifiant ainsi à d'autres femmes qui portent le voile dans d'autres contextes.

Je m'oppose, à cet égard, à la réflexion souvent entendue selon laquelle il serait beaucoup moins grave de porter le voile en France – parce que c'est souvent voulu – qu'en Iran ou en Arabie saoudite : il est, selon moi, beaucoup plus symbolique et radical de faire le choix du voile ici qu'en Iran, où le port du voile est imposé, ou au Yémen, où les contrevenantes risquent d'être aspergées d'acide. Dans ce dernier pays, où, seule femme non voilée, j'ai débattu devant des parterres de femmes intégralement voilées de noir, l'obligation du voile est d'ailleurs récente, suite à un retour à la loi islamique. Mais celui-ci, paradoxalement, ne s'est pas accompagné de la prohibition du quat, produit stupéfiant dont la consommation est très répandue. La loi a ses raisons que la raison ne connaît pas toujours...

Qu'en est-il des récepteurs de ce message dans les pays comme les nôtres ? En tant que femme, féministe et laïque, je ressens, lorsque je vois dans la rue un voile intégral, exactement ce que ressentirait un militant des droits civiques s'il apercevait quelqu'un faire son marché recouvert d'une cagoule du Ku Klux Klan. Le voile est un signal, le drapeau de groupes, minoritaires certes, mais radicaux. Il est évident qu'il ne peut contribuer à un vivre-ensemble pacifié.

Je suis à cet égard stupéfaite de l'ignorance de ce qu'est l'islam politique, dans sa complexité et dans la diversité de ses tendances. Aussi en brosserai-je rapidement un tableau afin de souligner un point préoccupant : le débat sur le voile intégral risque de fournir à des groupes intégristes pas aussi extrémistes que les salafistes l'occasion de banaliser le voile simple en s'autoproclamant arbitres du juste milieu.

Il convient, sur la scène de l'islam aujourd'hui, de distinguer les modernistes des fondamentalistes, et ces derniers des intégristes. À cet effet, il importe de bien faire la différence entre ce qui relève d'une pratique religieuse radicale et ce qui a trait à la radicalité politique, prônée au nom de la religion.

À la frange extrême, le salafisme revendique le retour à une lecture à la fois fondamentaliste et littéraliste du Coran. Parmi les divers courants qui le composent, certains prônent le séparatisme, adoptant un mode de vie replié, puriste, comparable à celui des Amish aux États-Unis, sans vouloir pour autant l'imposer et en faire un mode de vie en société. Bien que très littéraliste, cette posture est moins intégriste que celle observée par certains mouvements qui, eux, tendent à instrumentaliser la religion à des fins politiques liberticides. Ce qui complique la situation, c'est que l'espace public peut laisser apparaître des prédicateurs médiatiques charismatiques, qui, sans être ni littéralistes ni promoteurs d'une lecture totalement archaïque des textes, peuvent avoir une influence politique bien plus rétrograde et liberticide que certains prédicateurs littéralistes et fondamentalistes. Il n'est, en effet, pas toujours simple de ne pas confondre un moderniste avec un fondamentaliste ou un fondamentaliste avec un intégriste.

Ainsi, dans la mouvance issue des Frères musulmans – qui ne sont ni des salafistes ni des littéralistes – on trouvera des personnes qui se diront sincèrement choquées par le port du voile intégral, voire qui aimeraient être les arbitres du conflit, voyant dans le port du voile simple une solution alternative. Cette nébuleuse regroupe des courants très divers, incarnés notamment par l'Union des organisations islamiques de France – UOIF – et par des prédicateurs comme Hani Ramadan, Tariq Ramadan, qui intervient auprès des jeunes de l'UOIF, ou Hassan Iquioussen, qui considère qu'un homme et une femme qui dialoguent sur l'Internet sont à trois avec le diable. D'autres, comme Tareq Oubrou sont dans une démarche différente, plus isolée : ce prédicateur, que l'on peut considérer comme un fondamentaliste non intégriste, à la vision assez traditionnelle de sa religion, est prêt à proposer une charia de la minorité, c'est-à-dire une charia résumée à l'essentiel – la spiritualité – à même de s'adapter aux lois de la République et de la laïcité. C'est une démarche à laquelle Tariq Ramadan s'oppose au nom d'un islam politique qui, sans qu'on s'en aperçoive en l'écoutant à la télévision, provoque énormément de dégâts sur le terrain en matière de recul de la mixité, de port du voile et de comportements que je qualifierais d'intégristes.

Cette mouvance, qui regroupe donc des personnalités très différentes mais se qualifiant elles-mêmes de réformistes salafistes, représente une démarche qu'il ne faut pas confondre avec celle d'un réformiste moderniste comme Abdelwahab Meddeb. En islam, la réforme peut signifier tout et son contraire : aussi bien un mouvement vers les fondements – la réforme fondamentaliste des Frères musulmans – qu'une démarche vers le progrès – la réforme moderniste incarnée par des intellectuels comme Monsieur Meddeb.

Si je tenais à décrire la scène musulmane, c'est pour que l'on comprenne bien que faire du voile intégral le nouveau drapeau d'éventuels martyrs reviendrait à donner un prétexte aux uns et aux autres pour élargir leur recrutement. C'est ce qui me fait dire qu'adopter une loi interdisant le port du voile intégral serait faire un cadeau à la propagande intégriste. L'argument de la laïcité ne doit pas être utilisé, au risque de la faire passer pour un instrument de lutte contre les libertés individuelles. De même, celui de l'idée d'identité nationale ne répondrait pas au défi complexe auquel nous sommes confrontés, qui est un défi sur les valeurs et non pas sur les identités.

Quelle attitude les autres pays observent-ils à l'égard du voile intégral ? C'est précisément au nom de l'identité nationale que son port est interdit en Iran, car il rappelle, avec l'uniforme des Saoudiennes, le grand rival sunnite. En Egypte, le cheikh Mohammed Sayyed Tantaoui – l'une des plus hautes autorités islamiques reconnues –, grand imam de la mosquée Al-Azhar, a essayé de réglementer le port du voile intégral en proposant de l'interdire à l'université, mais il faut voir là la position d'un islam traditionnel, dépassé par un autre extrémisme et qui cherche à reprendre le contrôle. En Turquie, le port du voile intégral, comme celui du voile simple, est interdit dans les universités au nom de la laïcité ; mais il s'agit d'une laïcité tellement autoritaire, imposée par l'armée, qui a favorisé par la frustration qu'elle a engendrée, l'arrivée au pouvoir de militants islamistes dits modérés, c'est-à-dire non pas modérés par eux-mêmes mais en raison d'une contrainte laïque voulue par la Constitution et de la peur d'un coup d'État de la part de l'armée – laquelle porte la responsabilité du succès des islamistes faute d'avoir suffisamment démocratisé la société.

Interdire – ce contre quoi je milite – le voile simple dans la rue et à l'université serait tirer la laïcité française vers une laïcité autoritaire qui produirait, à mon avis, plus d'effets pervers que d'effets positifs.

La Grande-Bretagne, elle, a choisi le laissez-faire total. Elle est dans un processus différentialiste, confondant multiculturalisme et relativisme culturel. Les Britanniques prônent ainsi une forme de politesse vis-à-vis de l'autre qui, pourtant, n'a d'autre effet que d'enfermer celui-ci dans son exotisme. Dans le débat sur le voile intégral – sachant que celui sur le voile simple ne se pose même pas –, l'ancien ministre des affaires étrangères Jack Straw – qui avait été très critique vis-à-vis de la France au moment du vote de la loi interdisant le port de signes religieux à l'école publique – a cependant avoué avoir subi un choc en recevant dans son quartier général de campagne une femme entièrement voilée qui s'exprimait avec un accent très british. Ce jour-là, Jack Straw semble avoir réalisé qu'une femme en voile intégral, ce n'était tout de même pas tout à fait normal en Grande-Bretagne. Tant qu'il s'agissait de migrantes ou de filles d'immigrés s'exprimant avec un accent ou laissant deviner des yeux de couleur marron, cela ne dérangeait personne : c'était de l'exotisme. Mais que l'autre soit une « semblable » – ce qui est, selon moi, la base de l'antiracisme –, et le symbole sexiste devient criant. Le débat n'a pour l'instant pas débouché, la crainte de paraître raciste empêchant d'aborder ces questions.

Un dernier modèle, celui de la Belgique, a peut-être trouvé une forme de solution : certaines communes ont exhumé un ancien règlement qui interdit de sortir masqué en dehors des périodes de carnaval, sous peine d'amende, ce qui permet d'exiger l'identification quand cela est nécessaire. Je vois là une façon assez drôle de résoudre la question, ce qui est plutôt bon signe. Par ailleurs, les Belges ont tardé à s'emparer de la question du voile à l'école. Les Flamands, qui jouissent d'une grande liberté pédagogique, ont introduit l'interdiction du port du voile dans leurs règlements intérieurs, mais en Wallonie, la situation est plus compliquée et l'on voit des petites filles se rendre voilées à l'école primaire.

Le devoir de préserver le vivre-ensemble et l'ordre public nécessite également de s'opposer aux demandes particularistes, formulées au nom du religieux – ce qui ne concerne pas qu'une seule religion ou qu'une seule dérive sectaire –, qui tendent à mettre en péril la sécurité collective et qui se multiplient.

Je pense notamment à une demande présentée par une communauté juive ultra-orthodoxe à la municipalité d'Outremont, au Québec. Il s'agissait d'installer dans la ville un érouv, clôture symbolique démarquant l'espace urbain dans lequel les observants du shabbat peuvent se déplacer. Le conseil municipal a rejeté la demande, la considérant comme incompatible avec la notion de voie publique. Mais la Cour supérieure du Québec, invoquant la liberté de religion et l'obligation d' « accommodement raisonnable », a autorisé l'installation de l'érouv. Une demande similaire a été formulée en France, à Garges-lès-Gonesse. La communauté juive qui y réside demandait non seulement la mise en place d'un érouv, mais également la neutralisation des codes électriques à l'entrée des immeubles pendant le shabbat. Il faut imaginer ce qu'une telle demande impliquerait : savoir qui est juif pratiquant et dans quel immeuble, gérer les conflits qui ne manqueraient pas de naître entre les pratiquants et leurs voisins à qui l'on a débranché le code pour des raisons religieuses, dans le cas d'un cambriolage, voire même regrouper les juifs pratiquants dans des immeubles qui ne seront pas protégés électriquement, etc. Heureusement, en France, aucun tribunal n'a accepté l'accommodement raisonnable admis au Canada.

La Grande-Bretagne et ce dernier pays ont également été confrontés à des demandes provenant, cette fois, de la communauté sikh. L'une d'elles portait sur le kirpan, petit couteau rituel dont les hommes ne peuvent se séparer, et qu'il s'agissait d'autoriser à l'école : au nom du multiculturalisme, il a été admis que les enfants l'emportent en classe, à condition qu'il soit placé dans un étui cousu à l'intérieur du vêtement. Cette décision, qui pose un problème de sécurité, introduit aussi une discrimination entre les élèves puisque les autres enfants ne sont pas autorisés à apporter leur Opinel favori. Un problème se pose quand le religieux, lorsqu'il est invoqué, légitime des droits différenciés De la même manière, alors que l'État a parfois le devoir de protéger les citoyens contre eux-mêmes, les sikhs peuvent, en Grande-Bretagne, déroger à l'obligation de porter un casque, incompatible avec le turban religieux. Aux États-Unis, les Amérindiens ont obtenu de la Cour suprême le droit de consommer le peyotl, substance hallucinogène classée parmi les stupéfiants, au nom du libre exercice d'un culte. Il paraît que depuis, de nombreux Américains se sont découvert une nouvelle foi.

Utiliser l'argument de la sécurité et du vivre-ensemble est la meilleure façon d'aborder la question qui nous réunit. J'en veux pour preuve le cambriolage perpétré le 10 novembre dernier dans une bijouterie de Marseille : 350 000 euros de bijoux ont été emportés par un couple qui s'est révélé être deux braqueurs, l'un portant une djellabah, l'autre un voile intégral et poussant un landau. Il y a là matière à arguer, sur la base de la sécurité – au-delà de toute question de laïcité ou d'identité nationale –, que tout ce qui ne permet pas l'identification d'une personne dans les services publics et dans un certain nombre de lieux publics où la sécurité est de mise doit faire l'objet d'un règlement.

Pour autant, l'interdiction du voile intégral ne doit pas être le fait de prestataires de services, qui seraient libres de trier leurs clients selon leurs désirs. Ainsi, dans l'arrêt Truchelut de 2006, le juge a estimé qu'interdire l'entrée d'un gîte rural à des femmes voilées constituait un comportement discriminatoire. Le gérant d'un établissement commercial n'est pas l'État qui peut se permettre de chasser le voile et les signes religieux ostensibles de l'école publique au nom du respect d'un lieu sacralisé, celui de l'apprentissage de la citoyenneté. La rue, les hôtels, les restaurants, sont des lieux de liberté que l'on doit chérir, car c'est ce qui fait aussi notre différence avec des pays qui ne sont pas démocratisés.

Vous devez relever un défi complexe : il vous faut travailler à partir d'un signe beaucoup plus fort que le simple voile, sur lequel a travaillé notamment la commission présidée par Bernard Stasi, mais également d'un espace bien plus libre que celui de l'école publique, à savoir la rue. Aussi devez-vous imaginer des solutions nouvelles. Je pense, et c'est la conclusion de mon dernier ouvrage, qu'il est possible de résoudre la crise du multiculturalisme en dissociant de manière intelligente les espaces : ceux qui relèvent du sens, comme l'école publique ou le Parlement, incarnations du modèle républicain, et ceux qui relèvent de la liberté individuelle.

Dans leur lutte contre l'homophobie, le sexisme ou le racisme, les groupes minoritaires ont exigé de la République une ouverture d'esprit, l'invitant à revisiter le concept d'universalisme pour leur accorder non pas des droits particuliers, mais l'égalité. D'autres groupes utilisent aujourd'hui cette ouverture comme une faille, afin d'asseoir des demandes qui visent, cette fois, à instaurer l'inégalité.

Une société engagée dans la voie du multiculturalisme doit impérativement dissocier ce qui relève du politique liberticide et doit être refusé, et ce qui a trait au culturel, qui nous enrichit tous. Cela oblige à imaginer des ripostes intelligentes et proportionnées, qui distinguent au cas par cas et espace par espace, nous permettant ainsi de résister à l'intolérance sans, pour autant, devenir intolérants.

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