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Intervention de Henri Pena-Ruiz

Réunion du 12 novembre 2009 à 9h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Henri Pena-Ruiz, philosophe :

Le problème qui nous est posé aujourd'hui est évidemment celui des dérives communautaristes qui compromettent ce que l'historien Gérard Noiriel a appelé « le creuset français », fondé sur l'idée d'une république laïque et sociale. Au travers des inquiétantes manifestations d'enfermement identitaire qui se multiplient et des régressions qu'elles constituent au regard des conquêtes du droit comme de l'émancipation individuelle et collective, c'est sans doute à une offensive politique que nous avons à faire. Un défi est donc lancé à la République, que nous devons prendre au sérieux. Pour voir comment y répondre, je rappellerai les principes de l'identité républicaine puis j'analyserai le sens des manifestations évoquées, notamment le port du voile intégral, avant de suggérer les orientations possibles de l'action à mener.

Dans le contexte du débat sur l'identité nationale, il me paraît nécessaire de rappeler quelle nation et quelle politique nous pouvons concevoir. La Révolution française a refondé l'idée de nation. Il ne s'agit plus d'inclure par le partage obligé de particularismes exclusifs mais de vivre ensemble, sur la base de principes fondés sur le droit et librement choisis par le peuple souverain. Nation et République vont ainsi de pair. Le bien commun à tous, c'est ce qui nous unit par-delà nos différences, comme le rappelait Ernest Renan dans Qu'est-ce qu'une nation ? Notre république est une communauté de droit, universaliste ; elle repose sur la volonté de vivre ensemble selon des lois que nous nous donnons à nous-mêmes – c'est le fameux « plébiscite de tous les jours » dont parlait Renan. La nation ainsi fondée n'exalte aucune tradition, aucune religion, aucune culture particulière. Par la séparation laïque des Églises et de l'État du 9 décembre 1905, elle a même su mettre à distance une tradition qui pourtant faisait référence. Une telle patrie est l'objet d'un attachement civique et affectif qui n'a rien d'exclusif, car elle constitue une communauté de droit dont les principes sont universalisables. Ces principes organisent un cadre d'accueil affranchi de ce qui jadis opposait les hommes : religions, coutumes, traditions ne sont pas niées mais elles ne peuvent s'affirmer que dans le respect de la loi commune à tous. La religion n'engage que les croyants. La laïcité, en bannissant tout privilège public de la religion et tout privilège public de l'athéisme, garantit à chacun le libre choix de ses convictions et l'égalité de traitement. En 1905, les crucifix ont regagné les lieux de culte et la neutralité enfin conquise des lieux emblématiques de la République – mairies, palais de justice, écoles publiques, hôpitaux publics – a rendu visible sa vocation d'accueil universel. Le primat de la loi commune sur tout enfermement particulariste n'est nullement une oppression mais au contraire une émancipation. Ainsi les traditions discriminatoires, celles par exemple qui peuvent exister entre les sexes, ne dictent plus la loi. Promus par la puissance publique, le bien commun et l'ordre public au sens juridique recouvrent l'égalité des droits et l'autonomie de jugement comme d'action, qui donnent chair et vie à la liberté. L'identité nationale n'a donc plus à se marquer par la valorisation de particularismes. La république laïque permet à chacun de choisir son type d'accomplissement personnel dans le respect de la loi commune qui fonde une telle liberté et une telle égalité.

L'internationalisme, disait Jaurès, ramène à la patrie ainsi conçue. Nous sommes donc aux antipodes du « choc des civilisations » théorisé par Samuel Huntington, ou de la « guerre des dieux » évoquée par Max Weber. Les conquêtes de l'esprit de liberté, d'égalité et de fraternité peuvent unir les populations en les émancipant alors que la réactivation de traditions particulières et rétrogrades tend à les opposer. Aujourd'hui, en une époque de migrations croissantes, un tel universalisme est essentiel. La diversité des cultures n'entraîne pas fatalement le conflit, dès lors que le creuset républicain met en jeu des principes de droit qui sont les conditions politiques de l'intégration.

Mais à l'évidence, pour que celle-ci soit réussie, la justice sociale doit dessiner les conditions d'une authentique fraternité. La mondialisation glacée de l'ultralibéralisme n'y contribue guère ; elle favorise, au contraire, des mécanismes sociaux d'exclusion qui semblent démentir les beaux principes de la République. Les replis communautaristes prolifèrent alors, compensation identitaire illusoire et supplément d'âme d'un monde sans âme. Ceux qui imputent au modèle républicain de telles dérives se trompent de diagnostic et courent le risque de légitimer la remise en cause de sa fonction émancipatrice. Il en est de même de ceux qui semblent imprudemment imputer à l'immigration une menace exercée sur l'identité nationale et ne proposent de contrer les dérives communautaristes qu'en agitant la question de la sécurité.

Il serait erroné d'interdire des pratiques aliénantes en alléguant qu'elles seraient incompatibles avec les valeurs prétendues de la civilisation occidentale ; on serait alors dans une logique de « choc des civilisations ». Je rappelle, d'ailleurs, que les valeurs en question ne sont pas propres à cette civilisation, où elles furent niées pendant quinze siècles avant d'être conquises dans le sang et les larmes – des conquêtes accomplies à rebours de la tradition occidentale, qui inventa les bûchers de l'Inquisition, les guerres de religion et la notion de peuple déicide qui causa les malheurs que l'on sait. Claude Lévi-Strauss qui, dans sa conférence à l'Unesco intitulé Race et histoire, invitait à se débarrasser de toute posture ethnocentriste, condamnerait à n'en pas douter toute logique de « choc des civilisations » et de « guerre des dieux ». Au demeurant, les pratiques aliénantes qui sont le sujet du jour ne portent pas atteinte à une culture particulière mais aux droits universels de l'être humain et au type de projet émancipateur qui sous-tend la démocratie et la République.

Tels sont les éléments de philosophie laïque et républicaine à partir desquels il convient d'analyser la situation, puis l'enfermement communautariste.

Déboutés de leur prétention d'investir les écoles et les institutions publiques qui ont part à l'autorité publique, certains extrémistes religieux entendent subvertir la société civile elle-même et mettre à profit le régime de droit des libertés publiques qui y règne pour y faire consacrer et y développer des îlots identitaires d'ampleur croissante – et ce, en bafouant des exigences irréfragables de la République telles que l'égalité des sexes et le droit de la personne à s'affirmer dans sa singularité. Face à cette offensive politique, qui appelle une réponse politique, faut-il intervenir ? Si oui, comment ? Par une loi, par un travail d'éducation et de persuasion, par des leviers d'émancipation sociaux et idéologiques ? Je tenterai de répondre à ces questions.

Le voile intégral n'est pas analysable d'abord comme un simple signe religieux. Il est tout à la fois un instrument et un symbole d'aliénation – aliénation de la personne singulière à une communauté exclusive qui se retranche de l'ensemble du corps social en entendant imposer sa loi propre contre la loi commune – et ce, paradoxalement, au nom même de la démocratie que rend possible cette loi commune. Le voile intégral est en même temps un instrument de soumission de la femme qu'il dessaisit de sa liberté, de sa visibilité assumée, de son égalité de principe avec l'homme. Aliénée par une tenue qui la cache, la femme ne peut plus exister comme sujet, se montrer en sa singularité. Se montrer, ce serait nécessairement provoquer l'homme, comme si c'était à elle d'éviter toute incitation et non à l'homme de savoir retenir son désir. Dans Bas les voiles, Mme Chahdortt Djavann a analysé la signification aussi sexiste et discriminatoire qu'humiliante du voile. « Tu trahis ta communauté !» : Mme Fadela Amara, en 2003, rappelait cette accusation menaçante lancée contre les femmes qui montraient leur visage et leur chevelure, voire leurs bras et leurs jambes.

Quand le voile est intégral, l'analyse doit se radicaliser. La dissimulation presque totale efface la personne, la réifie, la réduit à n'être qu'un échantillon anonyme d'une communauté séparée. Le voile intégral est une négation en acte des principes émancipateurs de la République. Car enfin, citoyen et citoyenne sont aussi des personnes et on ne peut transformer ces personnes en une cohorte de fantômes. Une telle dépersonnalisation, curieusement accomplie au nom de l'identité culturelle, ne mérite à mon sens qu'un seul nom, celui d'aliénation. Bien des femmes se sont d'ailleurs insurgées contre un tel déni d'identité et de liberté, de singularité et d'égalité. Je n'y insisterai pas davantage, sinon pour dire qu'à l'évidence la République ne saurait consacrer une telle aliénation qui n'avoue pas son nom.

Le prétexte de la tolérance est hors sujet et il se contredirait lui-même en commençant par accepter l'inacceptable, à savoir la rature de la liberté et de l'égalité des sexes. Invoquer la religion est aussi un subterfuge ; d'ailleurs bien des théologiens affirment que la mettre en cause en l'occurrence, c'est la confondre avec un projet politique étranger à sa nature. On n'entrera pas dans ce débat et on se contentera de juger une pratique à l'aune de la seule question qui compte : quel sort réserve-t-elle aux droits fondamentaux de la personne ?

Il est évident que le voile intégral nie la femme dans sa dimension d'être social, publiquement affirmée ; il la confine à un espace intime où se jouent le plus souvent des rapports de dépendance personnelle par rapport à l'homme – le mari, le frère ou le père. Le droit d'être une personne libre, nié en l'occurrence, va pourtant de pair avec celui d'être une citoyenne, que revendiquait Olympe de Gouges. La citoyenneté serait abstraite et désincarnée sans la personne qui en est le support. Qui ne voit que ce marquage dépersonnalisant est aussi un véritable exil, une sorte d'exclusion séparatrice propre à priver la personne qui en est victime de toute référence autre que celle de sa communauté d'origine, comme si l'expérience de l'humanité diverse et universelle avait le sens d'une souillure, d'une corruption à éviter ? Cela s'appelle un enfermement, évidemment attentatoire à la dignité de la personne humaine.

Le fait que certaines femmes, dit-on sans vraiment le savoir, consentent à leur aliénation, ne légitime pas celle-ci pour autant – Simone de Beauvoir le soulignait dans Le Deuxième sexe, le consentement des victimes ne produit aucune légitimité. Il ne s'agit évidemment pas de forcer les femmes à s'émanciper, mais au moins ne peut-on faire en sorte que les ressorts de l'aliénation ne soient plus consacrés par la puissance publique ? On ne peut non plus admettre l'étrange relativisme de ceux qui refusent l'interprétation du voile intégral comme signe et instrument d'oppression et se réfugient derrière la pluralité supposée de ses sens, car ce relativisme a pour effet de laisser en l'état les ressorts de l'aliénation.

Comprenons-nous bien. Les jugements qui précèdent ne sont pas portés au nom d'une culture contre une autre, d'une nation contre d'autres – c'est pourquoi j'ai tenu à rappeler la conception universaliste de la nation dans la République française – mais au nom d'une certaine idée de la liberté d'accomplissement de l'être humain. À ceux qui prétendent qu'il s'agirait d'une spécificité française, d'un autre particularisme donc, je rappellerai que Taslima Nasreen, courageuse militante des droits de la femme et de la laïcité au Bangladesh, affirme la validité d'une telle idée pour sa propre culture, ce qui conforte l'idée de la portée universelle de cet idéal de laïcité et d'émancipation.

Alors, que faire ? Difficile question. Selon moi, il y a trois leviers à une politique d'émancipation – l'emancipatio latine, cet ex mancipium par lequel, à Rome, les jeunes hommes s'affranchissaient de l'autorité du pater familias. Cette émancipation se décline dans les registres politique, juridique, social, économique, culturel, intellectuel, par l'école notamment. Il faut réaffirmer la politique de l'émancipation. Autant dire que le problème qui nous est posé dépasse par son ampleur et par les signes multiformes de dérives communautaristes la simple question de la burqa et du voile intégral. Il met en jeu l'ensemble de la vie sociale, ce qui impose d'envisager une action en trois volets nécessairement inséparables.

Le premier volet, c'est évidemment celui d'une loi. La loi ne peut pas tout régler, mais elle peut jouer un rôle nécessaire même s'il n'est pas suffisant. Rappelons que les lois, telles que définies par Rousseau dans le Contrat social, sont des actes du peuple statuant sur lui-même ; la loi doit toujours être générale et il faudra donc être très attentif à la formulation retenue et à l'objet du texte. L'autre volet doit être celui de la politique sociale, pour transformer la détresse sociale et économique qui incite au repli communautariste ; ce n'est pas un hasard si le taux de chômage est beaucoup plus élevé dans certains milieux issus de l'immigration que dans le reste de la population. Enfin, l'école, celle de la formation permanente autant que de la formation initiale, doit jouer pleinement son rôle d'émancipation comme lieu d'apprentissage des droits – de la femme notamment – et de l'autonomie de jugement ; c'est le troisième levier d'action.

S'agissant de la loi, je tenterai de répondre à la question de M. le président Gerin par analogie avec la loi de 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, un texte issu des préconisations de la Commission Stasi. Quelle loi, maintenant, et avec quels attendus ? La question est difficile au regard du régime des libertés publiques, et la laïcité ne peut être invoquée sinon par l'affirmation du primat de la loi commune à tous sur les lois particulières à des communautés, en ce que ces lois peuvent consacrer des formes d'assujettissement.

Le principe de laïcité a déjà agi à travers la loi issue des préconisations de la Commission Stasi : les tenues ostentatoires n'ont pas droit de cité dans les écoles publiques ni chez les représentants des institutions publiques. À l'époque, les journalistes nous ont rendu un très mauvais service en parlant de « loi sur le voile », produisant ainsi la stigmatisation de l'islam dont on a ensuite accusé la Commission Stasi, qui avait pourtant proposé une interdiction de portée générale.

Il faudra définir très précisément le motif de la loi et la formuler très rigoureusement. Une nouvelle fois, rappelons Rousseau : aucune loi ne peut viser une catégorie particulière de citoyens. Un texte qui ne vaudrait pas pour tous n'aurait pas de légitimité ; aussi ne peut-on interdire une tenue vestimentaire particulière. Partant, il me semblerait malheureux de désigner une tenue qui serait « malvenue » ou « bienvenue » sur notre sol, car par ces notions on oppose les « nationaux » aux « étrangers ». Or, il y a de la place pour tous sur le territoire de la République et la seule question qui vaille est celle de la conformité des pratiques aux droits fondamentaux de la personne, ce qui n'a rien à voir avec des critères géographiques ou nationaux. La patrie française étant une communauté de droits, une pratique ne peut y être jugée que pour savoir si elle est conforme au droit ou si elle ne l'est pas, et non si elle est conforme à une tradition qui nous serait propre. Procéder autrement, c'est réintroduire l'ethnocentrisme, l'idéologie néocolonialiste que dénonçait Claude Lévi-Strauss. Nous ne le devons pas, sous peine d'invalider nos propositions a priori.

Alors, que faire ? Aujourd'hui, la discrimination sexiste et le déni d'identité personnelle ne sont pas le fait de l'institution mais d'une logique communautariste qu'incarnent des êtres humains et que subissent des êtres humains. Doit-on s'abstenir d'agir lorsque la discrimination tient à l'intériorisation d'une logique de soumission ? Il est toujours difficile d'identifier les responsables volontaires de cette logique, mais à tout le moins l'interdiction légale de toute tenue qui consacrerait cette soumission peut leur ôter une arme décisive. Lors des consultations de la Commission Stasi, Mme Fadela Amara rappelait l'argumentaire de certains chefs religieux qui disaient: « Puisque l'école tolère le voile, les femmes n'ont aucune raison de refuser de le porter ». La loi d'interdiction a donc pu produire un effet émancipateur en rappelant qu'à l'école, la loi du chef religieux ne règne pas. Dans ce cas, il suffisait de rappeler que l'école a vocation à instruire dans la sérénité, ce qui conduit à poser des règles qui lui sont propres, dont cette interdiction.

Mais si l'on envisage d'étendre l'interdiction à la société civile, ce ne peut être que pour un motif de droit commun. En existe-t-il un ? Il semble utile de rappeler ici que l'affaire « du lancer de nain » a abouti, le 27 octobre 1995, à un arrêt par lequel le Conseil d'État a considéré une atteinte à la dignité humaine comme un trouble à l'ordre public. Le Conseil d'État a ainsi reconnu pour la première fois explicitement que le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l'ordre public, et le consentement des principaux intéressés – les nains – à une telle pratique n'a pas empêché l'interdiction. C'était une manière de rappeler que l'ordre public a pour fondement des principes qu'il convient de respecter. Peut-être le législateur pourrait-il se fonder sur cet arrêt pour étudier la possibilité d'un dispositif soigneusement pesé pour le cas qui nous occupe.

Voilà pour ce qui est de la perspective d'une loi. Mais, j'y insiste, ce levier politique et juridique doit s'articuler à une politique sociale et à la réaffirmation de la nécessité d'une formation permanente et du développement de la connaissance de leurs droits par les femmes. Il me semble donc possible d'intervenir, mais en s'en tenant à des principes généraux tels que l'égalité des sexes, le déni d'identité, l'absence de respect des droits de la personne singulière.

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