Je note que, s'agissant de la presse écrite, votre proposition ne concerne que la presse imprimée sur support papier, à l'exclusion de la presse sur support numérique, aujourd'hui pourtant en pleine expansion.
Mais ces obstacles techniques ne sont peut-être pas l'essentiel, et votre si grande amitié pour les médias trouverait sans doute tous les moyens de les lever. L'essentiel, c'est que votre proposition soulève, à mes yeux, plusieurs difficultés d'ordre économique, éthique et politique.
Je ne partage pas votre idée selon laquelle les liens financiers entre un actionnaire et une collectivité publique porteraient atteinte, en eux-mêmes, à l'indépendance d'un média. On ne saurait considérer, par exemple, que les télévisions locales, qui sont nombreuses à bénéficier de financements publics pour compenser leurs sujétions particulières de service public, soient dépendantes des collectivités. La procédure actuelle, traditionnelle, a fait ses preuves : c'est au Conseil supérieur de l'audiovisuel qu'il appartient d'adopter les garanties qui s'imposent, dans le cadre des conventions qu'il conclut avec ces chaînes.
D'ailleurs, à supposer que votre approche soit la bonne, pourquoi refuser à une télévision ce que vous admettriez pour la radio avec les aides du fonds de soutien à l'expression radiophonique, qui n'entrent pas dans votre dispositif puisque celui-ci ne concerne pas les associations ? Par principe, les associations seraient-elles toutes indépendantes à vos yeux ?
De même, devrait-on mettre fin au groupement d'intérêt public France Télé Numérique, qui associe l'État et les chaînes analogiques pour gérer au mieux la transition vers la télévision tout numérique, au simple motif que ses membres pourraient être considérés comme bénéficiaires des campagnes d'information diffusées par ce même groupement ? Ce serait, vous me l'accorderez, plutôt absurde.
En ce qui concerne la presse, vous savez qu'elle bénéfice d'aides directes et indirectes de l'État, réparties selon des critères objectifs, un système qui permet à la fois de répondre aux nécessités économiques du secteur et d'en préserver l'indépendance et le pluralisme.
Enfin, en admettant même que la présence dans les médias d'actionnaires entretenant des relations économiques significatives avec la puissance publique puisse constituer un risque pour l'indépendance desdits médias, la proposition de loi ne règlerait cette difficulté qu'à très long terme, puisqu'elle ne permettrait pas de remettre en cause les situations existantes. Il est en effet très probable, au regard des exigences du Conseil constitutionnel, que votre texte ne pourrait prendre en compte que les opérations à venir ; il n'aurait donc aucune portée réelle sur les situations qu'il entend combattre.
Soyons réalistes : qu'on le veuille ou non, les grandes entreprises vivent nécessairement pour partie de commandes publiques. Faut-il pour autant leur intenter une sorte de procès en sorcellerie ? Ces entreprises doivent obéir à des règles de transparence et de libre concurrence, lesquelles sauvegardent l'équilibre général. Dans cette affaire comme dans les autres – loi HADOPI ou affaire entre Google et la BNF –, notre maître mot est encore et toujours la régulation, c'est-à-dire une manière respectueuse et efficace d'être vraiment l'ami de la société et de son dynamisme économique et culturel.
De fait, les outils de régulation propres à chaque type de médias permettent de veiller au respect de leur indépendance. Aux termes de l'article 19 de la loi du 30 septembre 1986, le CSA dispose de pouvoirs d'enquête étendus aux actionnaires des diffuseurs pour « toutes les informations sur les marchés publics et délégations de service public pour l'attribution desquels ces personnes ou une société qu'elles contrôlent ont présenté une offre au cours des vingt-quatre derniers mois ». En outre, la loi fait obligation au CSA, dans les autorisations qu'il délivre, de tenir compte des dispositions envisagées par le candidat « en vue de garantir le caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion, l'honnêteté de l'information et son indépendance à l'égard des intérêts économiques des actionnaires, en particulier lorsque ceux-ci sont titulaires de marchés publics ou de délégations de service public ». Enfin, dans les conventions qu'il conclut avec les chaînes, le CSA doit prendre toute disposition pour garantir l'indépendance des éditeurs « à l'égard des intérêts économiques des actionnaires, en particulier lorsque ceux-ci sont titulaires de marchés publics ou de délégations de service public » ; cela vaut d'ailleurs également pour les chaînes du câble et du satellite.
En matière de presse, la loi du 1er août 1986 soumet les entreprises éditrices à des règles de transparence, notamment en ce qui concerne leur actionnariat, et ces règles doivent être prochainement renforcées, conformément aux orientations arrêtées par le Président de la République à l'issue des états généraux de la presse écrite.
Enfin, la plupart des entreprises de presse disposent de chartes internes, dites de déontologie, qui garantissent l'indépendance des rédactions vis-à-vis des actionnaires, et les travaux du Comité des sages dirigé par Bruno Frappat sur la déontologie des journalistes ont abouti, le 27 octobre dernier, à l'élaboration d'un projet de code de déontologie. Ce texte attendu rappelle notamment que « l'indépendance du journaliste [est la] condition essentielle d'une information libre, honnête et pluraliste ». Les partenaires sociaux du secteur doivent maintenant se saisir de ce projet de code et lui réserver les suites appropriées.
Dans un contexte technologique et économique particulièrement difficile et instable, les entreprises du secteur des médias doivent pouvoir s'appuyer sur des actionnaires solides et bénéficier de la plus grande souplesse, ainsi que d'une totale sécurité juridique dans leurs opérations capitalistiques. La France a besoin d'entreprises de médias économiquement fortes si nous voulons que ces entreprises pèsent dans un marché mondial très ouvert, très concurrentiel et largement dominé par des acteurs anglo-saxons. Les groupes français de l'audiovisuel ou de la presse sont nettement sous-dimensionnés face aux géants News Corporation, NBC Universal – qui, de surcroît, est en train de fusionner avec le premier opérateur du câble américain Comcast –, Time Warner et bien entendu Google. Nos entreprises doivent être confortées sur le marché national pour conquérir des positions ailleurs en Europe et dans le monde ; car, s'il est vrai que l'on a toujours besoin d'un plus petit que soi, il n'est pas moins vrai que la raison du plus fort est, hélas, souvent la meilleure.
Avec des mesures aussi contraignantes que celles que vous nous proposez aujourd'hui, nous n'aurions qu'une seule assurance : celle qu'aucune entreprise française de médias ne pourrait financer son développement grâce aux fonds investis par des actionnaires industriels. Le résultat ne ferait aucun doute : nos entreprises s'en trouveraient marginalisées au niveau mondial. Si votre intention est réellement de garantir le pluralisme des médias et de défendre la liberté d'expression, laissez-moi vous dire que vos actes auraient l'effet contraire de celui que vous prétendez rechercher.