En France, le secteur du livre est régi depuis le XVIIe siècle par un système plus ou moins sophistiqué de prix de vente au public fixé ou conseillé par l'éditeur. La loi du 10 août 1981 relative au prix du livre ne constitue donc que la suite logique de siècles de régulation du secteur par la qualité et le conseil plus que par les prix. Rappelons également que l'arrivée d'un livre entre les mains de son lecteur est le résultat d'une somme impressionnante d'opérations et fait intervenir l'ensemble de la chaîne du livre, de l'imprimeur au libraire.
Ce système original a d'ailleurs fait des émules, en Europe et dans le monde. Le groupe de travail que j'ai animé au sein du Conseil du livre, chargé d'évaluer la loi Lang et sa pertinence dans le contexte du développement de l'économie numérique, a rendu ses conclusions le 10 mars dernier. Son constat est clair : le prix unique du livre n'a rien perdu de son efficacité, il a structuré la filière tout en permettant son développement.
Pour autant, certaines évolutions récentes, notamment législatives, risquent de déstabiliser le secteur. C'est pourquoi nous avons déposé, dès le mois de décembre 2008, cette proposition de loi, qui tend à traiter en urgence un sujet particulier : celui des délais de paiement.
L'objet de ce texte, composé d'un unique article, est simple : exempter l'ensemble de la filière de la mesure de plafonnement des délais de paiement entre entreprises, instaurée par l'article 21 de la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie (LME), pour revenir au système conventionnel antérieurement en vigueur. Il fait l'objet d'un accord presque unanime sur les bancs de notre Assemblée, comme en son temps la loi sur le prix du livre. Je l'ai cosigné avec Jean Dionis du Séjour, Michel Françaix, Marcel Rogemont, Christian Kert et de nombreux autres députés.
L'un des objectifs de la LME était de favoriser le développement des PME en les protégeant de demandes de délais de paiement démesurément longs venant de leurs fournisseurs. À cet effet, son article 21 modifie le code du commerce pour plafonner à quarante-cinq jours fin de mois ou soixante jours calendaires le délai maximal de paiement entre les fournisseurs et clients.
Cette mesure, qui devait prendre effet à compter du 1er janvier 2009, se révèle particulièrement inadaptée au secteur du livre, pour trois raisons principales.
En premier lieu, si, dans le secteur de la distribution alimentaire, les PME sont essentiellement du côté des fournisseurs, dans le secteur du livre à l'inverse elles sont principalement du côté des clients détaillants. Le premier circuit de diffusion du livre, à savoir la librairie, qui représente près d'un quart des ventes, est surtout composé de petites entreprises. Le chiffre d'affaires de la majorité d'entre elles est inférieur à 1 million d'euros et elles se fournissent à 80 % auprès d'une demi-douzaine d'acteurs aux capacités financières sans commune mesure avec les leurs. Les deux premiers groupes d'édition, Hachette Livre et Editis, représentent environ 35 % des ventes de livres ; les douze premiers groupes de l'édition française réalisent près de 80 % du chiffre d'affaires du secteur.
En deuxième lieu, le commerce de la librairie se caractérise par des délais de paiement longs, qui permettent aux libraires de présenter au public l'ensemble de la production éditoriale. Dans ce secteur, les denrées ne sont pas périssables : les livres publiés depuis plus d'un an représentent 83 % des titres vendus en librairie et plus de la moitié de leur chiffre d'affaires tandis que 40 % des titres vendus sont publiés depuis plus de cinq ans. La diversité de l'assortiment de livres et le nombre important de titres de fond expliquent que la rotation des stocks soit particulièrement lente : 3,4 fois par an en moyenne pour les librairies et 4,7 fois par an en moyenne pour les grandes surfaces spécialisées. Le délai de paiement moyen tous circuits confondus – librairies, grandes surfaces, grossistes, librairies en ligne – se situe ainsi à 94,2 jours.
En troisième lieu, l'article L. 441-6 du code de commerce est également inadapté au secteur puisque 30 à 40 % de l'approvisionnement des librairies sont constitués par les « envois d'office » de nouveautés, pour lesquels il serait paradoxal de raccourcir les délais de paiement des librairies, les invendus étant dans ce cas retournés après plus de trois mois d'exposition.
Certes, l'ensemble de la chaîne du livre s'est rapidement saisi de la possibilité prévue par l'article 21 de la LME de signer un accord dérogatoire sectoriel. Ce fut chose faite le 18 décembre 2008. Cet accord a été étendu, par un décret du 26 mai 2009, à tous les opérateurs dont l'activité relève des organisations professionnelles signataires, après avis favorable de l'Autorité de la concurrence en date du 9 avril 2009. Cette solution transitoire n'est toutefois pas satisfaisante à moyen terme puisque le secteur doit progressivement réduire les délais prévus par l'accord pour entrer dans le cadre de la loi en 2012.
Par ailleurs, dans certains cas, l'accord dérogatoire n'est déjà pas satisfaisant, en particulier lorsque les délais de paiement sont beaucoup plus longs que les moyennes constatées, souvent même supérieurs à 150, voire à 180 jours – création ou reprise d'une librairie, création ou développement d'un fonds éditorial particulier dans une librairie existante, difficultés de trésorerie conjoncturelles, opérations commerciales de l'éditeur, ouvrages de fonds ou encore marchés publics comme celui des livres scolaires. Avant le vote de la LME, chaque situation faisait l'objet de conditions commerciales spécifiques, aujourd'hui très souvent impossibles à mettre en oeuvre du fait du plafond en vigueur.
Une mesure législative d'exemption complète en faveur du secteur est donc de loin préférable. Cette demande est parfaitement justifiée, s'agissant d'un secteur régi par un système de prix unique et donc déjà réglementé, ce qui n'est pas le cas d'autres secteurs susceptibles d'être tentés de formuler des demandes reconventionnelles de même type. L'enjeu est fondamental : maintenir le dynamisme de ce secteur vital à la création artistique de notre pays.
Le dispositif prévu par l'article unique est simple : autoriser par la loi le secteur à continuer de définir de manière conventionnelle les délais de paiement entre fournisseurs et clients. Dans son avis sur l'accord dérogatoire, l'Autorité de la concurrence précise d'ailleurs que « le droit de la concurrence reconnaît que les conditions et les modalités de concurrence entre les opérateurs n'ont pas à être identiques, dans la mesure où les différenciations relèvent de considérations objectives ». C'est le cas, à n'en point douter, pour le secteur du livre.
Au final, je vous propose donc d'adopter cette proposition de loi en précisant trois points.
Premièrement, afin d'écarter définitivement toute velléité de demandes reconventionnelles d'autres secteurs d'activité, j'ai souhaité que cette exclusion de l'application de l'article L. 441-6 du code de commerce ne soit pas codifiée, afin d'indiquer clairement qu'il s'agit de la demande spécifique d'un secteur bien identifié : celui du livre. Cela devrait, je l'espère, répondre à l'inquiétude de M. Tardy.
Deuxièmement, j'ai souhaité exclure le courtage du dispositif puisque ce mode de vente n'est pas concerné par les modalités de paiement interentreprises. En effet, pour le livre, les ventes par courtage ne concernent que des opérations entre entreprises et personnes physiques – principalement des ventes de livres en porte à porte ou des ventes d'encyclopédies –, jamais entre entreprises.
Troisièmement, j'ai tenu à inclure les imprimeurs dans le dispositif, tant dans leurs relations avec l'édition qu'avec certains de leurs fournisseurs, mais uniquement pour ce qui concerne la fabrication de livres. J'expose de manière détaillée dans le rapport les raisons de ce choix.