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Intervention de Abdelwahab Meddeb

Réunion du 4 novembre 2009 à 16h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Abdelwahab Meddeb, enseignant à l'Université Paris X :

Merci de m'avoir invité. Vous allez devoir faire preuve d'une attention particulière et d'une certaine patience, car mon discours ne sera pas politique, mais philosophique et théologique.

La burqa se multiplie dans l'espace public français et européen. Elle a le don d'irriter tout le monde. Cela affecte même les archi-libéraux du multiculturalisme anglo-saxon, qui respectent tous les particularismes. Cette disparition de la face, cette annulation du visage affole. Le critère d'une identité franche disparaît. Comment, dès lors, respecter l'intégrité du corps ? La conquête séculaire de l'habeas corpus n'exige-t-elle pas un visage et un corps visibles, palpables, reconnaissables par l'accord du nom et de la face pour qu'autour de leur clarté fonctionnent l'état civil et le pacte démocratique ?

L'éclipse de la face occulte la lumière émanant du visage et accueillant à travers l'autre le miroir où se reflète le miracle de la vie, où se reconnaît la plus franche des épiphanies divines, révélation qui a tant inspiré la vie de l'esprit et du coeur de bien des musulmans dans l'histoire de l'islam. Les soufis voyaient, en effet, le signe de Dieu dans le miracle surgi de la face humaine, surtout lorsqu'elle se pare des traits qui animent un visage de beauté féminin. On remonte ainsi, de visage en visage, du visible à l'invisible, de l'humain au divin, selon la parole prophétique, inspirée de la Bible, qui dit que l'homme a été façonné à l'image de Dieu. « Tout est périssable, ne perdure que la face de Ton seigneur », proclame le Coran (Sourate LV, versets 26-27), qui loue ainsi la pérennité de la face divine en tant qu'absolu dont la trace de splendeur se reflète sur le support que lui tend tout visage humain.

Le voilement du visage par un tissu aussi noir que la robe qui couvre la Ka'ba (appelée aussi burqa), dessaisit l'humain de la franchise qu'exigent aussi bien le politique que l'esthétique, l'éthique ou la métaphysique. C'est un masque qui annule le visage, qui l'abolit, nous cachant les intensités témoignant de l'altérité qu'Emmanuel Levinas a saisie et dont nous recueillons les précoces rudiments chez de nombreux penseurs de la millénaire tradition islamique, qui ont médité le franc face-à-face entre eux et leur Seigneur éprouvant leur singularité dans l'esseulement du retrait.

Le visage ainsi couvert est retiré de la circulation urbaine comme de la relation intersubjective ou métaphysique. Se trouve donc effacé le visage qui est, encore selon Levinas, « le lieu d'une ouverture infinie de l'éthique », au carrefour du souci de soi et des autres. Le niqab ou la burqa, radicalisation du hijâb (qui voile les cheveux et laisse le visage à découvert), est un crime qui assassine la face, privant l'humain de son ouverture infinie vers l'autre qui vient. Ce costume prétendument islamique transforme les femmes en prisons ou en cercueils mobiles, exhibant au coeur de nos cités des fantômes barrant l'accès aux vérités invisibles qui s'extraient du visible.

Le port du niqab ou de la burqa vient d'être interdit dans les enceintes scolaires et universitaires dépendant d'Al-Azhâr au Caire, la plus haute institution sunnite du monde. Le patron de cette institution, le cheikh Tantawî, a rappelé que le niqab n'est ni une obligation islamique, une farîd'a, ni une disposition cultuelle, une ‘ibâda, mais seulement une ‘âda, une coutume. De même, le mufti d'Égypte, le cheikh ‘Alî Jum'a, confirme ce rappel ; il précise en outre qu'il s'agit d'une coutume arabique antéislamique, laissant entendre par là que l'islam est en mesure – et même a le devoir – de l'abolir.

Ces arguments internes à l'islam peuvent être exploités si la mission parlementaire se décide à élaborer une loi interdisant le port du voile intégral – et je suis à votre disposition pour vous apporter des éléments émanant de mon enquête sur le débat actuel en Égypte. Je n'insisterai pas sur la difficulté de la mise en pratique d'une telle loi, sur laquelle d'autres experts ont dû attirer votre attention et à laquelle vous avez dû penser vous-mêmes. Je voudrais seulement répondre à certaines objections de juristes qui évoquent la liberté de l'individu et le respect de ses choix l'amenant à disposer de son corps comme il l'entend. C'est qu'en effet les porteuses de burqa se réclament de ce principe tant en France qu'en Égypte. Cette considération est sans nul doute centrale aussi bien dans l'esprit du droit positif que dans la Déclaration des droits de l'homme. Il me paraît pertinent de ne pas céder sur ce point, comme le font certains juristes qui nous demandent d'abandonner le recours à ce principe et de nous réfugier, au cas où une loi serait élaborée, derrière les principes de dignité et surtout d'égalité, qui sont, eux aussi, juridiquement opératoires ; nous y reviendrons.

Mais pour la liberté, je voudrais revenir à la définition humoristique – mais qui fait sens – de la démocratie par le poète américain Mark Twain : selon lui, la démocratie repose sur trois facteurs : « la liberté d'expression, la liberté de conscience et la prudence de ne jamais user de la première ni de la seconde. » J'interprète cette prudence avec Éric Voegelin comme la sagesse de ne pas user de ces droits d'une manière inconditionnelle. Et je m'appuie, avec le même politologue germano-américain, sur la « courtoisie » nécessaire au fonctionnement de nos sociétés, disposition que nourrissent « les compromis et les concessions faites aux autres. Quiconque a une idée fixe et cherche à l'imposer, c'est-à-dire quiconque interprète la liberté d'expression et la liberté de conscience en ce sens que la société doit se comporter de la manière qu'il juge bonne, n'a pas les qualités requises pour être citoyen d'une démocratie. » Ce problème est déjà traité par Aristote autour de la statis (la crise qui provoque une discorde, une révolte même) : si je me fixe sur une opinion, et si je m'obstine à la suivre, une contre-statis peut être enclenchée, et le désordre s'installe dans la cité. Telle serait notre réponse sur le principe de la liberté individuelle réclamée par les provocatrices ou les victimes porteuses de burqa.

Quant à la dignité de la femme et au principe d'égalité, qui sont tout aussi intangibles que la liberté, incontestablement le port de la burqa les malmène.

La burqa procède de la prescription du voile et la radicalise. La différence n'est pas de nature ni de structure, mais de degré et d'intensité entre la burqa et le hjjâb, lequel est lui-même une atteinte au principe de l'égalité et de la dignité partagées entre les sexes. Tous les réformistes et modernisateurs qui, en islam, ont prôné le dévoilement des femmes depuis la fin du XIXe siècle ont organisé leur discours de persuasion sur les trois principes de liberté, d'égalité et dignité, et dans les trois grandes langues de l'islam, le turc, l'arabe et le persan. C'est un aspect oublié de l'histoire.

L'atteinte à l'égalité est patente, elle est manifeste dans le verset coranique qui constitue une des références scripturaires à l'origine du commandement du voile : il s'agit du verset 31 de la sourate XXIV, lequel crée la dissymétrie au détriment des femmes dans la séquence qui concerne la question du désir et de la séduction qui propage la sédition (fitna est un mot unique qui rassemble ces deux sens, séduction et sédition). Une telle séquence appelle à la vertu, à la pudeur, au contrôle de soi ; elle s'adresse systématiquement aux deux sexes et, je cite le Coran, aux « croyants et aux croyantes », à qui il est notamment conseillé au verset 30 de « baisser le regard » et de « préserver leur sexe ». Cependant, il est demandé aux femmes un supplément de vigilance, qui est à l'origine de la dissymétrie, en lequel les docteurs de la loi interprétèrent la nécessité du port du voile pour elles – alors que, littéralement, le verset peut être entendu tout autrement, la pudeur recommandée aux femmes se limitant à couvrir leur bustier. La lecture consensuelle des docteurs qui approfondit la dissymétrie est symptomatique : elle révèle l'état anthropologique patriarcal et phallocratique qui attribue aux femmes l'origine de la séduction alliée de la sédition génératrice de troubles. Or rien, ni psychologiquement ni en termes d'économie et d'énergie sexuelles, ne légitime l'attribution de ce supplément aux femmes, pas même la vérité et la réalité de leur différence sexuelle confirmée par la psychanalyse. Il s'agit là d'une vision patriarcale et phallocratique intégralement dépassée par l'évolution anthropologique à laquelle sont notamment parvenues les sociétés modernes encadrées par un droit confirmant l'égalité et la dignité que partagent les humains hors toute discrimination de sexe ou de genre.

Avant même d'en venir à considérer la burqa, il convient de situer l'impératif du voile dans une société phallocratique, misogyne, construite sur la séparation des sexes, sur une hiérarchie des genres, considérant que les femmes excitent plus le désir que les hommes. Il faut donc attester au commencement que l'imposition du voile aux femmes émane de la société en laquelle est né l'islam il y a quinze siècles, une société patriarcale et endogamique – qui encourage le mariage de proximité, entre cousins –, où prévaut, en outre, l'obsession de la généalogie, où la sexualité est indissociable de la filiation. La preuve en est que les femmes dites qwâ‘id, entendez ménopausées, sont dispensées de se soumettre aux prescriptions de la seconde séquence coranique qui est utilisée par les docteurs de la loi pour couvrir de voile les femmes (Coran, sourate XXIV, verset 60).

C'est donc la hantise de l'homme face à l'incontrôlable liberté de la femme qui est à l'origine de la prescription du voile que le niqâb et la burqa radicalisent. Hantise de l'homme qui ne pouvait jamais authentifier l'origine de sa supposée progéniture, par laquelle se transmettent le nom et la fortune. Ainsi, la structure anthropologique qui est aux origines du voile ordonné aux femmes est dépassée avec la naissance et l'universalisation de la contraception chimique qui rend opératoire la distinction entre sexe et filiation, entre jouissance et engendrement. Par la quête de la jouissance seule rendue biologiquement possible, s'organisent ontologiquement la liberté et l'égalité des sexes qui partagent une même dignité. Cette situation se répercute sur l'édifice juridique et situe la condition de l'humanité moderne loin des archaïsmes que continue d'entretenir l'islam, parfois d'une manière polémique et provocatrice.

La question de la burqa mérite, en outre, d'être envisagée sous deux autres aspects.

Le premier met en confrontation une société restée rivée sur le culte, celle de l'islam, et une société qui est passée du culte à la culture – dans mon émission « Cultures d'Islam », il n'est question que de cultures, même lorsqu'on approche des questions cultuelles. Notre société approche, en effet, même le culte et la religion comme faits de culture. Et lorsqu'elle sent que l'esprit en elle se réifie, elle peut recourir au culte dans ses marges, dans l'espace circonscrit à la demeure ou au temple ; et si jamais elle place le culte au centre de son agora, elle le met en scène dans la pluralité de ses formes, loin de tout penchant exclusiviste.

Nous estimons aussi qu'avec la burqa, nous nous confrontons à une stratégie du grignotage. Au-delà des cas isolés et singuliers, au-delà des converties zélées, il ne faut jamais perdre de vue que des islamistes, mais aussi de pieux salafistes, appliquent les recommandations du Conseil européen de la fetwa – dirigé par le prédicateur al-Qardhâwî, ex-frère musulman égyptien qui agit à l'horizon du monde en parlant depuis le Qatar, précisément de la tribune que lui offre la chaîne satellitaire al-Jazira. Dans cette instance, dont les dernières réunions annuelles se sont tenues en Irlande, les militants sont exhortés à agir avec agilité et dans la légalité afin de gagner en Europe des parcelles de visibilité en faveur de la loi islamique. C'est donc le dispositif juridique séculier qui est visé par l'affaire de la burqa. C'est comme si l'instrumentation de sa radicalité rendait plus digne, plus acceptable le hijâb. Ne tombons pas dans ce piège. À nous de voir s'il faut répondre ponctuellement par une loi ou s'il faut mobiliser les ressources déjà existantes du droit en lesquelles nous avons à puiser en élaborant une ligne stratégique face à ces assauts répétés – eux-mêmes s'inscrivant dans une stratégie.

Je finirai par remarquer qu'avec ce débat, on nous impose une régression par rapport à nos acquis. Le débat sur le même sujet, tel qu'il a eu lieu et tel qu'il continue en Égypte, est un débat d'idiots. N'élargissons pas avec notre complaisance la communauté des idiots…

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