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Intervention de Samir Amghar

Réunion du 4 novembre 2009 à 16h00
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Samir Amghar, chercheur à l'école des hautes études en sciences sociales :

J'achève, à l'École des hautes études en sciences sociales, sous la direction du professeur Olivier Roy, une thèse de doctorat en sociologie politique qui porte sur les dynamiques de réislamisation et sur les transformations de l'islamisme en Europe, et, plus particulièrement, sur l'émergence et le développement du salafisme en France. À ce titre, j'ai mené pendant plus de cinq ans des enquêtes de terrain et conduit plus de 70 entretiens avec des imams, des prédicateurs, des militants et des sympathisants appartenant à cette mouvance, ainsi qu'avec des femmes portant le voile intégral. Je vous proposerai donc ici un voyage au coeur de l'univers salafi.

J'examinerai tout d'abord dans quelle mesure le voile intégral fait partie d'une certaine tradition islamique. Je vous présenterai ensuite les caractéristiques doctrinales et politiques du salafisme en France. Enfin, je tenterai d'inventorier les motivations mises en avant par les femmes appartenant à ce mouvement pour justifier le port du voile intégral.

Le niqab fait-il ou non partie de la tradition islamique ? Il importe de répondre à cette question dans la mesure où la plupart des femmes qui le portent le justifient par des arguments religieux. N'étant que sociologue, ou apprenti sociologue, je me garderai bien de faire ici l'exégèse des versets coraniques se rapportant au voile. Je soulignerai plutôt qu'en matière religieuse, les textes ne parlent pas d'eux-mêmes : ce sont les hommes qui les font parler. Je m'intéresserai donc, non à ce que disent les textes à ce sujet, mais à ce qu'en dit l'orthodoxie musulmane.

Il existe dans la théologie musulmane quatre écoles de jurisprudence : tout d'abord, l'école mâlekite, dominante en Afrique du Nord et en Afrique de l'Ouest ; l'école châféite, dominante en Afrique de l'Est et en Asie ; l'école hanafite, dominante dans le monde turcophone ; enfin, l'école hambalite, dominante dans la péninsule arabique. Ces quatre écoles, qui édictent les normes en matière de loi islamique, sont unanimes à affirmer que le port du voile relève d'une obligation religieuse pour toute femme pubère. Certains courants donnent une interprétation plus souple des versets coraniques se rapportant au voile, mais ils demeurent encore minoritaires et n'ont de relais ni dans le monde musulman ni dans les communautés musulmanes installées en Europe. S'il ne fait aucun doute pour les quatre écoles susnommées que le Coran élève le port du voile en obligation religieuse, elles divergent quant à ce que ce voile doit recouvrir, en sus du corps : le visage ou seulement les cheveux ? L'école qui penche le plus en faveur du voile intégral est l'école hambalite. Or les salafistes aujourd'hui présents en France s'inscrivent dans cette filiation. Mais au sein même de cette école hambalite, il existe des divergences, certains affirmant le caractère obligatoire du voile intégral quand d'autres indiquent qu'il peut être porté mais ne relève pas strictement d'une obligation religieuse.

Le développement du port du voile intégral en France y est intimement lié à celui du salafisme. Ce mouvement est chez nous d'implantation récente, apparu seulement au début des années 90, sous l'effet de la prédication de quelques jeunes issus de l'immigration musulmane qui étaient partis étudier le Coran et les sciences religieuses dans les universités islamiques d'Arabie saoudite, de Jordanie ou du Yémen, mais aussi de militants appartenant à l'aile salafiste du Front islamique du salut, le parti islamiste algérien.

Qu'est-ce donc que le salafisme ? C'est un courant qui prône une compréhension et une application littérales de l'islam. Ce mouvement, ultra-orthodoxe et puritain, appelle les musulmans à vivre ou revivre l'islam selon les préceptes invoqués par les compagnons du Prophète. Il présente la particularité de n'être pas homogène, mais divisé en plusieurs tendances et sensibilités politiques. Tout d'abord, le salafisme révolutionnaire, dit djihadiste, lequel non seulement appelle à une pratique ultra-orthodoxe de l'islam, mais prône l'usage de la violence et de l'action directe comme seuls moyens politiques pour peser dans le débat public. Ensuite, le salafisme politique, appelant lui aussi à une lecture littérale des textes et à une pratique ultra-orthodoxe, mais qui invite les musulmans à ne s'engager dans le débat public que par le biais d'instruments politiques pacifiques – manifestations, pétitions… Enfin, le salafisme piétiste qui, lui, n'a aucune vision djihadiste ni politique mais se concentre sur la dimension religieuse et missionnaire.

En France, les deux premières tendances du salafisme sont ultra-minoritaires. La très grande majorité des personnes qui s'y réclament du salafisme appartiennent à la troisième. Sur deux mille mosquées présentes sur le territoire français, entre vingt et trente seulement auraient à leur tête un imam salafiste. Une enquête des Renseignements généraux de 2004 estime qu'entre cinq et dix mille personnes appartiendraient à ce mouvement.

Le salafisme dominant en France se définit par son piétisme, son apolitisme et son caractère non-violent, s'inscrivant d'abord dans une logique prédicatrice missionnaire. Son piétisme tout d'abord : pour ses tenants, l'urgence n'est ni de politiser l'islam ni de s'inscrire dans une logique guerrière, mais de convertir les musulmans sociologiques à une pratique orthodoxe et puritaine de leur religion. Ils se consacrent donc à deux tâches principales : l'éducation religieuse, dans la mesure où ils tiennent les musulmans installés en Europe pour des musulmans égarés, pratiquant un mauvais islam, et la purification d'une religion qui est, selon eux, altérée par des pratiques hérétiques.

Deuxième caractéristique de ce mouvement : l'apolitisme – ce qui n'exclut pas une dimension éminemment politique. Les salafis français s'opposent à toute forme d'engagement politique au nom de l'islam – d'une manière générale, il convient pour eux de délaisser la politique. J'en donnerai plusieurs exemples. En 2004-2005, menant des enquêtes de terrain, j'ai participé à diverses manifestations organisées par des associations musulmanes appelant à s'opposer à toute loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l'école. J'ai été surpris du faible nombre de personnes se réclamant du salafisme dans ces manifestations. Lors de celles qui ont été ensuite organisées contre les caricatures du Prophète, il n'y avait aucun salafi. Enfin, en janvier 2009, quand des associations musulmanes ont appelé à manifester contre l'invasion des territoires palestiniens occupés par Tsahal, les sites salafis sur Internet ont appelé, eux, à ne pas se joindre à ce mouvement. Plus surprenant encore, les salafis évitent d'intervenir même lorsqu'une question les concerne directement. Assistant l'été dernier à une conférence donnée en banlieue parisienne par un imam salafi sur la bonne pratique de l'islam, j'ai, comme il est de coutume chez les salafis dans ce genre de réunions, demandé par écrit à cet imam quelle était sa position en tant qu'autorité religieuse sur le port du voile intégral. Après avoir répondu à toutes les autres questions, il a lu la mienne et l'a écartée, indiquant qu'il était des questions qu'il ne fallait pas poser, pour éviter de diviser la communauté musulmane. Les salafis vivent dans une sorte de bulle, dressent un cordon sanitaire entre eux et le reste de la société.

Troisième caractéristique : ce mouvement se veut aussi non-violent. Ainsi, ses autorités religieuses, aussi bien en France qu'en Arabie saoudite, en Jordanie ou au Yémen, ont condamné de manière unanime les attentats du 11 septembre 2001, ainsi que les attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2005.

Enfin, pourquoi les femmes appartenant au mouvement salafiste décident-elles de porter le voile intégral ? Trois explications principales me paraissent pouvoir être avancées. C'est une protestation symbolique ; un signe de distinction sociale ; l'expression d'un hyper-individualisme.

Le salafisme séduit un grand nombre de jeunes filles issues de l'immigration musulmane, mais aussi de Françaises de souche. Lorsque celles-ci décident de se salafiser, une minorité seulement opte pour le niqab, la grande majorité choisissant le djilbeb, voile informe mais qui ne masque pas le visage. Lorsqu'on discute avec les premières, elles expliquent que porter le voile intégral est, pour elles, une manière d'exprimer une protestation, de manifester leur désaccord avec les valeurs dominantes de la société dans laquelle elles vivent, de mettre symboliquement cette société à distance. Le voile intégral marque une rébellion symbolique contre l'ordre hiérarchique incarné par leurs parents, critiqués pour pratiquer un mauvais islam, et contre l'ordre social.

Mais le voile intégral est également le signe d'une distinction sociale. Celles qui le portent et le revendiquent en tirent une grande fierté et le ressentent comme un symbole de respectabilité. En se salafisant et en portant le niqab, d'adolescentes elles deviennent des adultes respectées, notamment dans les quartiers populaires.

Le voile intégral est enfin le signe d'un hyper-individualisme religieux. Selon des observateurs, le port du niqab, loin d'être volontaire ou consenti, résulterait d'une contrainte émanant du groupe auquel appartiennent ces jeunes filles ou d'un membre de leur famille. De fait, il y a bien contrainte, mais elle ne résulte pas d'une pression sociale externe exercée par un imam ou leur famille sur ces jeunes femmes. Il s'agit bien plutôt d'une contrainte volontairement intériorisée, parce que ressentie comme légitime. C'est en lisant, en écoutant sur Internet des imams prêcher l'islam et la nécessité de porter le voile intégral que progressivement les jeunes femmes qui s'islamisent en viennent à désirer ou à s'imposer de porter le niqab pour se comporter de manière plus conforme à leur foi. Elles y voient le signe d'une plus grande « islamité », d'une appartenance à une élite, à une avant-garde religieuse appelée à guider la communauté musulmane égarée.

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