Le titre de ce rapport d'information pose la question : faut-il avoir peur de la Russie ? C'est en effet un problème lancinant depuis 2006 que celui de la sécurité énergétique européenne. Notre rapport s'inscrit d'ailleurs dans le droit fil de celui qu'en décembre 2006, j'avais eu l'honneur de présenter sur la géopolitique de l'énergie, intitulé La guerre de l'énergie n'est pas une fatalité. Ce rapport, auquel un certain nombre d'entre vous ont participé en tant que membres de la mission d'information voulue par le Président Édouard Balladur et que présidait Paul Quilès, contenait des développements sur la Russie que je ne renierais pas aujourd'hui. Il détaillait notamment les ressorts de l'interdépendance qui caractérise la relation entre la Russie, comme fournisseur d'hydrocarbures, et ses clients – européens au premier chef. Le gaz russe représente 33 % des approvisionnements de l'Union européenne, mais cette moyenne cache de grandes disparités puisque le ratio n'est que de 20 % pour la France et qu'il atteint en revanche 100 % pour certains États membres d'Europe centrale. Au demeurant, 80 % des exportations de gaz russe sont effectuées vers l'Europe ; les Russes sont donc proportionnellement plus dépendants de leurs clients européens que l'inverse. Tout en conservant une distance lucide, le rapport de 2006 se refusait à tout catastrophisme à propos de l'utilisation par la Russie de « l'arme énergétique » et insistait sur la fiabilité de ce fournisseur.
Tel était donc le point de départ du rapport d'information qui nous a été confié, à Tony Dreyfus et à moi-même. Mais dans ce laps de temps écoulé entre la décision de créer notre « binôme d'information » et aujourd'hui, quelques événements se sont produits. Du reste, notre mission avait elle-même un objet bien particulier. En effet, nos travaux ont porté sur la question de l'énergie dans le contexte russe, mais à propos des relations que la Russie entretient avec l'Union européenne et non pas de façon bilatérale avec tel ou tel État membre. Il s'agit donc d'un angle d'approche singulier, pour la Russie et peut-être plus encore pour l'Union qui peine à comprendre ce grand voisin. Cette dichotomie prend toute son importance à propos de l'énergie : il n'est guère surprenant que l'Union européenne actuelle, qui privilégie en cette matière la réalisation d'un grand marché concurrentiel, ait des relations difficiles avec la Russie ; en revanche, les États membres pris individuellement n'ont pas les mêmes préoccupations et les relations bilatérales nouées par la Russie avec la France, l'Allemagne ou l'Italie sont par conséquent bien plus fructueuses.
L'autre élément ayant créé un contexte particulier est évidemment la crise proprement historique survenue entre décembre 2008 et janvier 2009, alors que la mission entamait ses auditions. L'interruption des livraisons de gaz russe au plus froid de l'hiver, frappant des millions de nos concitoyens européens, principalement à l'Est, a une nouvelle fois fait craindre l'Europe pour sa sécurité énergétique. Je note au passage que les pays ayant le plus souffert entretenaient pourtant de bonnes relations avec la Russie, qu'il s'agisse de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine, de la Bulgarie et, à un degré moindre, de la Slovaquie. On peut y voir une illustration de ce que j'appellerais l'irrationalité du pouvoir russe. Les pays d'Europe occidentale ont nettement moins pâti de la crise, ce qui s'explique notamment par leurs capacités de stockages relativement importantes.
La crainte nourrie par l'Europe pour sa sécurité énergétique est ancienne : pour s'en tenir au dernier demi-siècle, on se rappelle la crise de Suez en 1956 – qui a eu des conséquences en matière énergétique –, celle de 1973 et bien sûr 1979 avec la révolution islamique en Iran. C'est d'ailleurs le doute sur la fiabilité des fournisseurs du Moyen-Orient qui amena les pays d'Europe occidentale à contracter avec la Russie soviétique pour une énergie qui pouvait partiellement se substituer au pétrole : le gaz naturel. Ce sont également des raisons géopolitiques qui conduisirent à choisir le tracé ukrainien, plutôt que celui, plus direct, par la Biélorussie, la Pologne et l'Allemagne de l'Est. L'évitement de la RDA était d'ailleurs une demande expresse des Allemands de l'Ouest qui craignaient que leurs voisins de l'Est bénéficient d'un important moyen de pression. Une malice dont l'histoire est coutumière fait qu'aujourd'hui, c'est la fiabilité du fournisseur russe et celle des voies de transit ukrainiennes qui sont mises en doute. Notre rapport précise que la même question ne manquera pas de se poser à propos des futurs gazoducs devant approvisionner l'Europe : faire de la Turquie une voie de passage privilégiée n'est peut-être pas très sage pour l'avenir. C'est là une difficulté inhérente à toute infrastructure physique de transport de gaz ; d'où l'intérêt du gaz naturel liquéfié.
L'épisode de la crise gazière russo-ukrainienne a naturellement servi de toile de fond à l'ensemble de nos auditions. Nous en avons conduit une vingtaine au total, surtout entre l'hiver et le printemps dernier. Nous nous sommes attachés à entendre des « énergéticiens » français et européens, russes également − même si cela a été plus difficile, en dépit de l'appui remarquable de notre ambassade à Moscou. La crise de janvier était certes gazière, et c'est là un aspect essentiel des relations énergétiques entre l'UE et la Russie. Cependant, nous avons aussi étudié la situation pour les autres hydrocarbures – la Russie est un important producteur de pétrole – et les autres énergies, y compris le nucléaire. Pendant que se déroulait notre mission, nous avons d'ailleurs appris le retournement d'alliance effectué par Siemens au détriment d'Areva et au profit de Rosatom. Nous n'avons pas non plus oublié le thème de l'efficacité énergétique, et ce d'autant moins qu'il nous semble qu'il y ait là un « gisement » de coopération fructueuse entre Européens et Russes.
Nous avons souhaité rencontrer les différentes administrations concernées, à la fois au ministère de l'Écologie et au quai d'Orsay, puisque ce sujet mêle les deux dimensions. Nous avons beaucoup apprécié de pouvoir échanger avec des chercheurs sur le thème de l'énergie comme sur le thème de la Russie. Enfin, nous avons fait appel à l'expertise de l'Institut français du pétrole, que dirige M. Olivier Appert, et à celle de l'ancien directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie, M. Claude Mandil, auteur d'un rapport au Premier ministre particulièrement intéressant sur la sécurité énergétique de l'Union européenne, en amont de la présidence française du Conseil. Quant aux déplacements que nous avons effectués, ils ont été ciblés et complémentaires. Je m'étais rendu à Perm, en Sibérie, l'an dernier, à l'invitation de M. Andreï Klimov, vice-président de la commission des Affaires étrangères de la Douma et président du sous-comité des relations avec l'UE, et de M. Konstantin Kossatchev, président de la commission. J'ai revu ce dernier au début de l'été à Paris, tandis que Tony Dreyfus est allé rencontrer M. Klimov, en mars dernier, à Saint-Pétersbourg, dans le cadre d'une conférence interparlementaire sur le projet de gazoduc sous-marin Nord Stream. Tony Dreyfus et moi-même nous sommes rendus conjointement à Moscou en avril, pour rencontrer, avec le soutien de notre ambassade et de notre mission économique sur place, les administrations russes concernées par le sujet, des représentants locaux des principaux énergéticiens, généralement implantés là-bas depuis l'époque de l'ouverture économique sous l'ère Eltsine, ainsi que des interlocuteurs plus atypiques mais très au fait de notre sujet d'étude et remarquablement libres dans leurs propos. Enfin, nous n'avons pas manqué de solliciter la représentation de l'Assemblée nationale à Bruxelles pour que soit organisée une série d'entretiens afin de recueillir le point de vue des différentes institutions communautaires. Nous avons pu, à cette occasion, rencontrer le commissaire européen chargé de l'énergie dans la commission « Barroso I », M. Andris Piebalgs. Il n'est pas anodin de souligner que ce dernier, de nationalité lettone, a exercé comme enseignant à l'époque soviétique.
Tony Dreyfus va à présent évoquer la crise de janvier dernier, qui a servi de pivot à notre réflexion. Il a également prévu de vous parler de la complexe relation russo-européenne et d'aborder quelques-unes de nos préconisations. Puis je me propose de reprendre la parole pour conclure.