C'est en qualité de président de la Ligue de l'enseignement que je m'exprime ici, même si je ne saurais ignorer totalement ce que je suis par ailleurs.
La question dont s'est saisie votre mission me paraît essentielle. A bien des égards insupportable, elle mérite débat et exige que, dans une logique éducative, on essaie d'y apporter une réponse. La Ligue de l'enseignement considère qu'elle ne requiert pas le recours à une loi, à la rédaction improbable et à l'application incertaine. Bien plus, je crois qu'il ne s'agit pas d'une question de laïcité.
Souvenons-nous – n'y voyez aucune provocation – la fière affirmation de la Constitution albanaise, selon laquelle l'Albanie était le premier pays athée du monde : le système s'est effondré, et on assiste aujourd'hui à un « retour du refoulé » particulièrement vif. Il est toujours dangereux d'adopter des logiques législatives qui ne visent qu'à se rassurer, sans analyser jusqu'au bout la question posée. J'observe, par ailleurs, que la réglementation ou l'interdiction du port de tel ou tel vêtement accompagne le plus souvent des logiques autoritaires. Si les femmes se virent interdire longtemps le port du pantalon, c'est parce que cela ne plaisait pas à Bonaparte !
Le port du voile intégral, qu'il soit volontaire ou imposé, nous choque et nous scandalise par ce qu'il représente de mépris assumé à l'égard de la femme, de revendication d'une infériorité de statut et de condition, qui dénoncent cyniquement les progrès laborieux accomplis depuis plus d'un siècle grâce à des combats résolus. Pour certains, il révèle une posture clairement réfractaire aux principes de liberté et d'égalité qui fondent le pacte républicain. D'autres soulignent que l'adoption d'un tel comportement, outre ce qu'il exprime de relégation volontaire ou assumée, peut méconnaître des exigences d'ordre public – par exemple la nécessité, dans telle ou telle situation, de prouver son identité.
Les comportements vestimentaires dont nous parlons traduisent vraisemblablement une conviction. Mais sont-ils, dans le cas qui nous préoccupe, plus révélateurs que le port de la barbe ou de certains vêtements par des hommes ? Ce n'est pas le vêtement en lui-même qui choque. C'est le fait qu'il révèle un attachement religieux. Et c'est la conception du statut de la femme que cet attachement religieux pourrait révéler.
Prenons garde de ne pas nous faire, d'une façon ou d'une autre, les prescripteurs d'un avenir radieux que chacun devrait partager. Le port du voile intégral n'est pas anodin, mais ce serait une erreur que de l'interdire. Toute mesure allant dans ce sens stigmatiserait la communauté musulmane et, au sein de cette communauté, celles qui ont le plus à espérer des vertus émancipatrices de la laïcité républicaine.
Posons-nous quatre questions.
Premièrement, est-ce qu'une loi est nécessaire, dès lors que l'on admet le caractère pour partie insupportable de la situation ? Le droit positif existant n'est-il pas de nature à nous offrir des réponses ?
Deuxièmement, si une loi était nécessaire, serait-elle possible ? Autrement dit, qu'y mettrait-on ? Qu'interdirait-on, et comment ?
Troisièmement, s'il était effectivement possible de rédiger une loi, serait-elle utile dans son application ?
Enfin, peut-on tenter de mesurer les conditions dans lesquelles elle serait appliquée ? Le législateur doit en effet se méfier des textes d'exorcisme, dont la mise en oeuvre est impossible et qui ne règlent rien.
Une loi est-elle nécessaire ? J'en doute, si je me réfère au droit positif. Tout d'abord, les deux décrets de 1999 et de 2001, relatifs à la délivrance de la carte d'identité et du passeport, imposent des photos tête nue ; ils ont été validés par le Conseil d'État, dans un arrêt du 27 juillet 2001. Par ailleurs, le statut personnel des individus, tel qu'il ressort du code civil, fait prévaloir une conception assez largement laïque. Et diverses démarches individuelles exigent la preuve de l'identité de la personne : par exemple, une mère de famille ne peut pas aller chercher son enfant à la sortie de l'école si elle n'est pas en situation d'apporter la preuve de son identité – et il est évident que le port du voile intégral est de nature à y faire obstacle. De même, l'utilisation de certains équipements publics peut être refusée, pour des raisons de sécurité ou sanitaires, à des personnes dont l'habillement ne serait pas adapté. Nous avons tous en tête, à ce sujet, le débat récent sur ces substituts de voile intégral, appelés burkinis, que certaines femmes voulaient imposer lorsqu'elles fréquentaient des piscines publiques ; leur interdiction a suscité des recours, mais elle n'a pas été censurée.
En revanche, une mesure générale que représenterait un texte de nature législative, dès lors qu'elle viserait une population particulière identifiée moins par sa façon de s'habiller que par les attachements religieux que révèle son comportement vestimentaire, encourrait, tant devant le Conseil constitutionnel que devant la Cour européenne des droits de l'homme, le risque d'être censurée.
La seule façon efficace d'aborder le problème est de se placer sur le terrain de l'ordre public. En quoi l'ordre public républicain est-il de nature à être altéré par le port du voile intégral ? Les textes actuels, législatifs ou réglementaires, adoptés notamment par les maires dans le cadre de leurs pouvoirs de police, ne sont-ils pas suffisants pour régler les difficultés que peut entraîner le port du voile intégral par quatre cents femmes ? Pour moi, une loi serait surabondante par rapport aux textes existants.
Je considère donc qu'une loi n'est pas nécessaire. Mais quand bien même elle le serait, serait-elle possible ? Quel contenu conviendrait-il de lui donner ? Il ne s'agit pas, bien sûr, de faire de l'État l'arbitre des élégances vestimentaires, mais tout d'abord, quel type de voile interdire ? Que couvre le « voile intégral » dont on parle ? A partir de quel niveau de couverture l'interdiction commencera-t-elle ? Je vous renvoie au rapport de la commission Stasi et à sa distinction entre l'ostensible et l'ostentatoire. A partir de quand peut-on considérer qu'il s'agit d'un comportement de nature à affecter l'identité républicaine ? Est-ce que la couleur sera prise en compte ? Le vêtement devra-t-il couvrir le front, la bouche, les yeux ?
Ensuite, dans quels lieux interdire ? On évoque souvent « l'espace public », mais celui-ci se distingue des « lieux publics ». L'interdiction vaudra-t-elle dans la rue, dans les administrations, au domicile ? Si on n'y prendre garde, la volonté de se rassurer risque de se muer en logique liberticide et l'on risque d'héroïser les victimes de l'interdiction.
J'en arrive à la troisième question : une loi serait-elle utile ? L'utilité d'un texte se mesure aux effets que l'on cherche à lui faire produire. Je n'ose pas croire que notre seule préoccupation soit de soustraire à notre regard un comportement qui nous dérangerait. Mais l'interdiction serait-elle le meilleur moyen de faire changer les comportements ?
Dans le cas de la loi sur le port du voile à l'école, certains considèrent que la loi a eu une dimension partiellement pédagogique, d'autres observent qu'elle a également abouti à des cas de déscolarisation ; il faudra donc faire le bilan. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas en luttant contre un signe qu'on lutte efficacement contre sa signification. Et ce n'est pas par une interdiction mais par la constitution de droits nouveaux qu'on lutte contre les discriminations. En adoptant une logique d'interdiction à l'égard de populations marginalisées, on s'expose à être contreproductif.
Dernière question : une loi pourrait-elle être appliquée ? Et qui serait chargé de veiller à son application ? Je n'ose imaginer que l'on procèderait à des dévoilements de force sur la voie publique ou dans des lieux déterminés. Il faudrait créer une infraction spéciale, susceptible de donner lieu à l'établissement d'un procès-verbal, lequel permettrait éventuellement de tirer les conséquences de l'inapplication de la loi.
On peut répliquer qu'il s'agit simplement de savoir si, dans tels lieux, à telles occasions, le port de ce type d'appareil vestimentaire est de nature à être interdit. Mais, encore une fois, c'est une question d'ordre public, à laquelle répondent les textes tels qu'ils existent aujourd'hui. Lorsqu'on interdit à une femme voilée de se baigner dans une piscine, c'est pour des raisons d'ordre public sanitaire, et pas au nom de la laïcité. Lorsqu'on demande à quelqu'un de prouver son identité pour établir sa carte d'identité ou son passeport, ou lorsqu'on le contrôle dans un aéroport, c'est encore pour des raisons d'ordre public.
Mais ne pas recourir à la loi ne veut pas dire ne rien faire. Il faut faire quelque chose, mais en se plaçant sur un terrain différent, auquel la Ligue de l'enseignement s'est attachée depuis un siècle et demi. Il y a un débat à engager sur le terrain de l'éducation populaire. Il faut admettre l'intervention volontariste des pouvoirs publics dans des quartiers de relégation au sein desquels se développent ces comportements. Et il faut prendre ces comportements pour ce qu'ils sont : des marqueurs d'identité destinés à souligner des réalités de discrimination. L'un ne va pas nécessairement avec l'autre, il peut s'agir de provocation, de logiques d'identité en rupture avec le pacte républicain – mais ce n'est sans doute pas le cas le plus fréquent. La plupart du temps, il s'agit de femmes que leur entourage familial maintient dans leur univers géographique et économique d'appartenance, où il est facile de reproduire des phénomènes de domination.
Dans ces conditions, adopter une logique législative, c'est donner raison à ceux qui développent ces comportements. Cela ne fait pas avancer d'un pouce l'émancipation de celles qui pourraient avoir besoin de l'aide de la République. En revanche, une logique d'éducation populaire, une véritable présence des services publics, de l'État et des collectivités territoriales dans les quartiers de relégation serait de nature à faire évoluer la situation. Poser des principes est important, mais cela ne suffit pas : encore faut-il leur donner substance par l'action collective, la capacité de conviction, l'implication des pouvoirs publics. Émanciper, cela ne se décrète ni ne se légifère, cela se réalise. Mais il faut du temps, de la volonté, et aussi de la générosité.