Dans ce système, l'empreinte écologique de l'homme excède la capacité régénératrice de la planète. Ce seul constat et cette seule prise de conscience auraient dû nous engager vers une réelle rupture, et même mieux : vers une vraie révolution, vers un nouvel ordre économique et social, tant sur le plan national que mondial. Or ce que j'entends ici et là semble renvoyer à un constat a minima. Votre texte donne le sentiment que nous ne serions que face à une simple crise écologique.
Chers collègues, l'actualité devrait nous inviter à plus d'ambition, à plus de hauteur de vue. Il s'agit, non pas d'une simple crise écologique, mais d'une crise beaucoup plus profonde. Il s'agit d'une crise morale, d'une crise des valeurs, de l'absence avérée d'éthique dans une société rongée par un mal qui porte un nom : le capitalisme ultralibéral mondialisé qui ne sera aucunement contrarié par le catalogue des mesures que vous proposez. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.) Je le dis avec d'autant plus d'aisance et de facilité que le Président de la République l'a lui-même affirmé avec les mêmes mots que moi. Nous sommes face à une profonde crise intellectuelle, incapables d'inventer un nouveau mode de développement respectueux des équilibres naturel.
Monsieur le ministre d'État, au moment de préparer cette intervention, mon esprit a été d'emblée envahi par une phrase très simple, un peu énigmatique, que je connaissais depuis longtemps et qui a soudain revêtu une signification surprenante. C'est celle d'un humaniste, un des grands poètes du XXe siècle. Elle dit ceci : « La faiblesse de beaucoup d'hommes est qu'ils ne savent devenir ni une pierre ni un arbre. » Elle a été écrite par Aimé Césaire. Il voyait déjà à quel point le monde occidental, dans ses choix de développement et dans l'intensification du capitalisme, se coupait de la pierre et de l'arbre, se coupait en fait de la vie, et entamait une rupture aveugle, orgueilleuse qui allait mettre rapidement en péril les grands équilibres naturels à la base du vivant et de l'existence de notre planète.
Quelques décennies plus tard, cette faiblesse occidentale s'est répandue via la mondialisation économique ; elle s'est amplifiée jusqu'à nous mettre en face d'une catastrophe qui menace désormais jusqu'à la survie de millions d'hommes.
Le moindre petit tour d'horizon de notre planète prend des allures de cauchemar : la banquise a fondu de 40 % en quarante ans. Cette fonte entraîne une augmentation inexorable du niveau des océans ainsi qu'une perturbation des courants marins pouvant conduire à des changements climatiques extrêmes : cyclones, tornades, sécheresses, etc.
À cela s'ajoute un choc biologique sans précédent qui risque de mettre en cause tous les équilibres du vivant en raison de l'effondrement accéléré et massif de la biodiversité, d'une ampleur jamais connue sur terre. Les gênes, les espèces et les écosystèmes sont des horlogeries d'une infinie complexité. La moindre rupture provoque des réactions en chaîne, parfois spectaculaires, parfois insidieuses, et qui menacent toutes les formes de vie sur terre, donc la survie même de nos humanités. L'extinction massive des abeilles en est l'un des signes apparents et inquiétants.
Comme le vivant ne connaît pas d'exception, l'espèce humaine, ses cultures et ses civilisations font partie de l'écosystème terre. Ainsi, ces effondrements qui interagissent entre eux retentissent en direct sur l'état de la plupart des sociétés du monde, pouvant aller jusqu'à provoquer guerres, famines, déplacement de populations comme au Darfour. Le XXIe siècle sera celui de l'errance dramatique de peuples entiers. Il faudrait être singulièrement insensé pour s'en croire à l'abri et ne pas tenir compte d'un droit inaliénable : le droit au développement. Ce qui n'est pas durable dans d'autres pays du monde est une menace pour tous ! Ce qui s'effondre et disparaît dans la biodiversité d'autres pays, disparaît pour tous et nous affaiblit tous !
De mon point de vie, c'est aussi à ce niveau-là qu'il fallait placer le débat pour mieux comprendre nos propres réalités et la nature des solutions. Car même si tout cela paraît relever d'évidences élémentaires, les aveuglements et les obstinations ne cèdent pas d'un pouce. Nous savons que l'engagement de l'humanité en faveur d'une meilleure prise en charge de son destin écologique – comme lors du sommet de Rio 92 ou des nombreuses initiatives antérieures – a été ralenti, voire arrêté par l'OMC, en 1995 à Marrakech. Nous savons qu'en refusant de signer le protocole de Kyoto, les États-Unis ont tenté d'enterrer une législation mondiale qui aurait pu permettre d'accéder plus rapidement à une salutaire prise de conscience collective. Quand Georges Bush père déclarait superbement « Notre mode de vie n'est pas négociable », il n'exprimait pas seulement une absurdité personnelle, mais distillait béatement l'égoïsme suicidaire du monde capitaliste occidental.
Le marché érigé en sanctuaire pour cette divinité païenne qu'est devenue la croissance a influencé, voire contrarié, tous les modes de régulation qui auraient pu conduire à cette législation sociale et environnementale dont nous avons besoin de manière urgente et tragique à l'échelle mondiale.
Pendant ce temps, ce sont les plus faibles qui endurent : ceux qui ne sont responsables d'aucune industrialisation massive, d'aucun saccage de ressources naturelles, d'aucune pollution chimique, et qui émettent le moins de gaz à effets de serre. C'est un drôle de conte de fées où les destructeurs et les pollueurs ne sont pas les premiers payeurs ! Permettez-moi d'avoir une pensée fraternelle pour l'Afrique.
C'est dire, monsieur le ministre d'État, à quel point ce qui nous occupe aujourd'hui ne relève pas d'une simple problématique française ! Étant dans le vivant, nous sommes d'emblée à l'échelle du monde. À l'instar de chaque peuple, chaque État, chaque nation, la France et les outre-mer doivent prendre leur part de responsabilité – je dis bien de responsabilité, car c'est le maître mot en la matière !
Face à de telles indécences et d'aussi tragiques bouleversements, cette responsabilité doit s'exprimer de la manière la plus haute, la plus vaste, la plus ambitieuse et la plus noble. La question de la responsabilité environnementale impose ainsi une autre gouvernance mondiale qui devrait aller jusqu'à subordonner le commerce et les échanges aux accords internationaux sur l'environnement. Ainsi que le formule Alain Lipietz, il faut « aller jusqu'à la création d'une organisation mondiale de l'environnement. »