Je suis fier d'avoir été désigné par mon pays puis sélectionné pour prendre la tête de cette mission de politique européenne de sécurité et de défense (PESD), la plus importante déployée actuellement par l'Union européenne en matière de gestion civile de crise. Elle devrait en effet bientôt employer quelque 3 000 personnes, dont 2 000 internationaux et 1 000 locaux.
Elle présente deux caractéristiques importantes.
D'abord, il s'agit d'une mission intégrée, comportant des composantes de police, de justice et de douane.
Ensuite, conséquence des missions précédentes conduites notamment en Bosnie, elle dispose de pouvoirs exécutifs : lorsque les instances locales ne possèdent pas les compétences requises, que le dossier est trop sensible ou qu'il faut relever des fonctionnaires ou acteurs locaux – par exemple en cas de corruption –, je peux prendre la décision d'agir sur le terrain.
Les conditions de mise en place de la mission ont en effet été complexes, parce que rarement conformes aux prévisions. Une mission de planification opérationnelle a été déployée sur le terrain il y a exactement trois ans. Il aurait mieux valu, je pense, la mettre en place et la faire travailler à Bruxelles et, localement, se concentrer sur les conditions matérielles du futur déploiement. De surcroît, cette équipe, constituée de personnes très intelligentes et compétentes, ne comportait cependant aucun planificateur chevronné. Par ailleurs, cette mission de planification n'a retenu comme base de travail que l'option de l'adoption d'une résolution par le Conseil de sécurité de l'ONU, ce qui se serait traduit par un simple passage de consignes avec transfert de moyens entre la MINUK et EULEX. Or, aucune résolution n'a été votée.
La non-reconnaissance du Kosovo par cinq États membres de l'Union européenne a aussi compliqué la mise sur pied d'EULEX. En effet, toute mission de PESD doit être agréée par les vingt-sept États membres. Aussi, l'agrément a été recueilli le 16 février 2008, pour obtenir l'unanimité sans attendre la déclaration d'indépendance, qui est intervenue le lendemain.
Les élections à Belgrade ont constitué une autre étape délicate à franchir. Nous ne voulions pas donner d'arguments aux nationalistes et au gouvernement en place à l'époque, ce qui a encore ralenti le déploiement de la mission.
Les défis logistiques et de recrutement ont été aussi difficiles à relever. L'Union européenne n'a pas encore l'organisation et la réactivité nécessaires pour déployer une telle mission. Quand je suis arrivé à Bruxelles, le 15 août 2007, rien n'était préparé et, pour lancer les processus de recrutement et d'achat de matériel, il aurait fallu normalement attendre l'agrément de l'action commune par les vingt-sept États membres, alors même qu'un délai minimum de quatre mois était nécessaire pour procéder à un recrutement et à l'acquisition des matériels requis. Nous avons pu, en octobre, obtenir le feu vert du Conseil et de la Commission.
La décision du secrétaire général des Nations unies de reconfigurer la présence de la communauté internationale au Kosovo n'est intervenue qu'à la mi-juin 2008. Nous avons alors pu relancer le déploiement de la mission, qui a toutefois été freiné par l'inertie de certains personnels des Nations unies. Par ailleurs, le représentant spécial du secrétaire général (RSSG) ne connaissait pas les prérogatives qu'il allait conserver, et la MINUK ne savait pas ce qu'elle allait devenir. Cela a provoqué des tensions très fortes en octobre et novembre, non seulement entre organisations internationales mais aussi avec les acteurs locaux, qui désespéraient de voir la mission se déployer.
Ce n'est que le 2 décembre, grâce à l'action déterminante d'Alain Le Roy, le nouveau secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, que nous avons obtenu des Nations unies l'application du concept de « switch off, switch on » : la MINUK « décrochait » complètement et EULEX pouvait se déployer.
Le déploiement de la mission a pris quatre mois : début avril 2009, en accord avec les autorités de Bruxelles, nous la déclarions pleinement opérationnelle, même si, à ce jour, il nous manque des personnels et des matériels pour quelques semaines encore.
Nous sommes aujourd'hui déployés sur la totalité du territoire du Kosovo, nous avons commencé à travailler avec nos homologues locaux de la police, de la justice et des douanes et nous avons déjà accompli des pas significatifs.
Nous sommes confrontés à deux difficultés majeures.
Premièrement, derrière la volonté affichée à plusieurs reprises par les autorités du Kosovo d'établir un État de droit solide et lutter contre les mafias, extrêmement riches, puissantes et violentes, des résistances subsistent, tant la corruption et le crime organisé demeurent prégnants dans la société kosovare. Quand nous nous attaquerons aux dossiers sensibles, la période de bonne entente avec les autorités kosovares, que je considère comme une lune de miel, risque de laisser place à des tensions. Nous sentons déjà des résistances à écouter nos conseils, tant l'aspiration à la souveraineté absolue est prégnante. Ce chantier sera très long : la question ne sera pas réglée en quelques semaines ni même en quelques mois. Nous souhaitons poser les bases indispensables au développement d'un État de droit le plus complet possible, tout en investissant dans la jeunesse, même si cela sort des missions d'EULEX proprement dites.
Deuxièmement, dans le Nord, la mission est déployée mais travaille au minimumavec un appui modéré des autorités de Belgrade, même si le président Tadic a promis à M. Javier Solana qu'il nous soutiendrait. Je n'ai pu me rendre à Belgrade qu'il y a deux mois pour rencontrer les ministres chargés des différents aspects de l'État de droit. Nous avançons doucement, avec pragmatisme, et seulement dans les domaines qui intéressent les autorités serbes. Dès que nous touchons aux domaines sensibles liés à la souveraineté de la Serbie, nous sentons des blocages immédiats. La Serbie est intéressée par tout ce qui peut être fait au profit de la population : l'amélioration de l'État de droit, l'arrestation de criminels, le fonctionnement de la Cour de Mitrovica. Mais notre politique bottom-up doit être complétée par une action forte de l'Union européenne sur Belgrade pour obtenir un appui plus complet.
La communauté internationale est très présente au Kosovo, au travers de l'OTAN, avec la KFOR, au travers de l'OSCE, chargée d'une mission d'assistance aux institutions, au travers de l'ONU, qui reste très présente, et au travers de l'Union européenne. Celle-ci intervient par le biais d'EULEX, de la mission de la Commission européenne, de la Présidence, et de M. Pieter Feith, représentant spécial de l'Union européenne (RSUE). Mais ce dernier est aussi le chef du Bureau civil international (BCI), c'est-à-dire représentant du steering group – groupe de pilotage – des États ayant reconnu l'indépendance du Kosovo, chargé de la bonne application du plan Ahtisaari, et cette double responsabilité ne va pas sans poser des problèmes. Le paysage est donc extrêmement complexe, mais la bonne volonté règne pour coordonner l'action au mieux. EULEX entretient de bonnes relations avec la MINUK et avec le représentant spécial du secrétaire général de l'ONU, M. Lamberto Zannier. Nous coopérons parfaitement avec la KFOR – mon passé militaire y est peut-être pour quelque chose –, qui nous apporte un soutien indispensable en termes de dissuasion. Nous avons en effet trois lignes de réaction en cas d'incident : la police du Kosovo, aidée par nos conseillers ; nos quatre unités de maintien de l'ordre et notre police spéciale ; la KFOR, prête à intervenir en cas d'utilisation d'armes ou d'émeutes graves.
Globalement, la situation sécuritaire n'est pas pire qu'ailleurs, je dirais même qu'elle est bonne. Certes, il y a des incidents, des menaces à peine voilées, mais nombre d'entre eux sont liés au crime organisé plutôt qu'aux tensions interethniques proprement dites. Pour la partie Nord, l'indépendance du Kosovo paraissant irréversible, on peut se demander quelle est la stratégie de long terme de la Serbie. Dans les enclaves les plus importantes du Sud, les Serbes sont suffisamment nombreux pour fonder leurs espoirs sur une forme de décentralisation et de coopération avec les Kosovars albanais. Leur liberté de mouvement est garantie, y compris pour les popes orthodoxes.