S'agissant de la différence des règles d'engagement entre les Français et les Américains, vous avez parfaitement raison, madame Olivier-Coupeau. C'est d'ailleurs pourquoi le général McKiernan a été remplacé par le général McChrystal, ancien commandant des forces spéciales, dont on peut penser qu'il aura une plus grande autorité sur celles-ci que son prédécesseur.
Les Américains ont compris que les dommages collatéraux leur causaient un grave préjudice. Un incident est récemment survenu à Farah : la police et l'armée afghanes se sont fait accrocher dans un village par deux cents insurgés. Ils ont appelé l'Alliance au secours. Les forces spéciales américaines, qui étaient les seuls disponibles dans la région, sont intervenues, et ont demandé un soutien aérien. On a recensé quelque soixante-dix morts. Certes, une partie des victimes sont le fait des talibans, mais l'essentiel est le fait des tirs aériens. L'ambassadeur américain, le général Eikenberry, s'en est excusé publiquement – ainsi que Mme Clinton –, et il s'est rendu sur place avec le président Karzaï afin d'exprimer les regrets des États-Unis. C'est insuffisant, bien entendu, mais cela dénote un changement d'attitude.
Les frappes aériennes touchant des populations civiles ont eu un effet très négatif dans un pays où les liens de famille sont fondamentaux. Cela dit, à l'échelon national, les Afghans ne font pas une grande différence entre les Américains et les Français, même s'ils savent que les situations varient suivant les régions et les nationalités des soldats qui y opèrent.
Pour autant, les forces de l'Alliance ne sont pas considérées comme des troupes d'occupation. Les sondages réalisés régulièrement par des instituts indépendants montrent que le gouvernement afghan et les Alliés bénéficient toujours d'une forte légitimité – même si les opinions favorables tendent à diminuer, puisqu'elles sont passées sous la barre des 60 %. Au quotidien, on n'observe pas de phénomène de rejet, ni même de mouvements d'humeur – hormis les attaques des talibans ! Il m'arrive souvent de me promener dans la rue, et je n'ai jamais été victime de gestes hostiles.
Monsieur Guilloteau, les rapports des Nations-Unies qui concluent à la réduction de la production de drogue en Afghanistan et à l'augmentation du nombre de provinces débarrassées du pavot, sont sujets à caution. Il faut tenir compte du fait que la production du pays s'élevait en 2008 à 7 000 tonnes d'opium, alors que le marché mondial représente 4 000 tonnes. La culture de l'opium étant concentrée dans le Sud, notamment dans la province du Helmand, qui fournit 85 % à 90 % de la production nationale, elle-même représentant 90 % de la production mondiale, il n'est pas difficile pour l'insurrection, qui est très étroitement liée au narcotrafic, de réduire la production, en bon monopoliste. Sinon, l'opium perdrait de sa valeur et les populations seraient incitées à cultiver du blé. Il convient donc d'être prudent.
Les Américains et les Anglais ont déployé des efforts peu coordonnés pour s'attaquer à la racine du mal, la culture de la drogue, et ils ont échoué. Il n'y a de véritable engagement ni de la part du gouvernement afghan, qui a conscience de l'impopularité d'une telle politique, ni de la communauté internationale, en raison des moyens considérables que cela supposerait. On considère, à tort, la culture du pavot comme un problème secondaire. Or, elle a des conséquences directes sur la consommation de drogue dans la région – qui absorbe 70 % de la production afghane – et en Europe, et elle permet de financer l'insurrection.
Il faut donc résoudre ce problème. La France joue son rôle – peut-être de manière insuffisante : nous participons ainsi à la formation et à l'armement des équipes opérationnelles du ministère de la lutte contre les stupéfiants et nous allons construire cette année l'aile de l'Académie de police destinée à la formation de policiers spécialisés dans la lutte contre la drogue. Nous assurerons cette formation par la suite.
Quant à l'activité artistique en Afghanistan, madame Olivier-Coupeau, une grande partie des artistes afghans ont émigré, à l'instar d'Atiq Rahimi ou de Barmak Akram, le réalisateur de L'Enfant de Kaboul. Trois disciplines sont toutefois restées relativement vivaces et d'ailleurs nous les encourageons.
Il s'agit en premier lieu de la poésie. Le sujet de Syngué sabour avait été suggéré à Atiq Rahimi par la mort d'une grande poétesse d'Herat, battue à mort par son mari. L'Afghanistan possède une grande tradition poétique, à la fois en pachto et en dari. Je m'efforce, ainsi que les Indiens, d'organiser des récitals de poésie. J'en avais programmé un le 19 août dernier, que j'ai décidé de maintenir symboliquement, en dépit de la perte de nos hommes, pour montrer que nous devions, quoi qu'il advienne, encourager la survie de la culture et sa libre expression.
La musique, que l'Afghanistan a en commun avec la ville de Lucknow, capitale de l'Uttar Pradesh, en Inde, est également très vivante. Elle est souvent pratiquée dans les deux pays par de mêmes familles de musiciens, qui vivent dans les quartiers des musiciens, à Kaboul, Lucknow ou Delhi. Alors qu'ils avaient été particulièrement maltraités par les talibans, un grand nombre de musiciens sont revenus en Afghanistan. Ils se rattachent à une très belle et très ancienne tradition, qui a donné naissance, après sa diffusion dans le monde arabe, au cante jondo espagnol.
Enfin, la France soutient le cinéma afghan, dont L'Enfant de Kaboul est un bon spécimen : Atiq Rahimi a tiré un film de son livre Terre et cendres, et nous avons financé, avec les Allemands, un projet des ateliers Varan, qui visait à former durant deux ans des équipes capables de réaliser et de produire des documentaires sur le thème des enfants. Des films remarquables ont été présentés au dernier festival de Cannes.