En ce qui concerne la diffusion des fruits de notre expérience, la Chancellerie a déjà rédigé un guide des bonnes pratiques s'inspirant largement du dispositif douaisien. Toutefois, les procureurs de la République disposent d'une large autonomie dans l'application des politiques pénales : je suis choqué de voir certains de mes collègues considérer ces violences comme des conflits à l'intérieur du couple qui ne les regarderaient pas. Il y a un travail pédagogique important à faire, dont nous essayons de prendre notre part pour expliquer, par exemple, que cette politique n'est pas une question de taille de juridiction. Certains de nos collègues, en effet, estiment que si nous pouvons effectuer ce travail, c'est parce que nous n'avons que peu de chambres et peu d'affaires. Mais c'est faux : on peut étendre ce dispositif à tous les types de juridictions. J'ai ainsi aidé Mme Bourguignon, procureur du roi à Liège, à le mettre en place dans cette ville où sont pourtant traitées entre 300 000 et 400 000 procédures par an. De même, le procureur de la République de Bobigny, ancien sous-directeur des affaires criminelles, a repris le dispositif douaisien en confiant le suivi des procédures non à un substitut, mais à un délégué du procureur. Chaque juridiction a donc la possibilité de mettre, selon ses moyens, ce dispositif en pratique. Il est à la fois connu, simple et fonctionnel.
Malheureusement, de nombreux parquets ne vont pas jusqu'au bout faute de structures d'accueil. C'est un écueil important car les résultats ne sont pas les mêmes quand on ne peut pas confier les auteurs de violence à des équipes spécialisées. On s'est aperçu que 90 % des récidivistes étaient des gens ayant échappé au placement dans le foyer Emmaüs. Cela prouve la nécessité de disposer de structures d'accueil.
Je pense aussi que la Direction des affaires criminelles devrait se montrer beaucoup plus directive et inciter, par une circulaire, les juridictions à agir.
Cela m'amène à l'usage de la médiation pénale en matière de violences intrafamiliales, qui est à mes yeux inacceptable. Tous les spécialistes de la question que j'ai eu l'occasion de rencontrer – je pense notamment aux Québécois, qui travaillent depuis des années sur ce sujet – considèrent qu'il s'agit d'une hérésie : on ne met pas à la même table un auteur de violences et sa victime, pourquoi le ferait-on en matière de violences conjugales. Or certains parquets continuent à recourir à la médiation pénale pour les violences légères. J'ai énormément de difficultés à faire admettre l'idée à la Chancellerie qu'une telle pratique devrait être condamnée.
D'un point de vue législatif, ce qui nous manque – et cela répondra à votre dernière question –, c'est un délit spécifique de violence psychologique. J'ai participé récemment aux travaux d'une commission mise en place par la Chancellerie sur ce sujet. Mais je ne m'attends pas à ce qu'ils aboutissent : la Direction des affaires criminelles s'est en effet clairement prononcée contre cette idée, jugeant que la notion de violence psychologique était trop difficile à définir et qu'en particulier l'établissement de la preuve posait problème.
Pour ma part, je ne suis pas du tout d'accord, car un grand nombre de violences physiques sont précédées de violences psychologiques. On l'observe en particulier chez les catégories les plus favorisées de la population, lorsque certaines femmes subissent pendant des années des pressions de la part de leur mari. Comme ce dernier dispose en général d'une assise financière suffisante, elles ont souvent abandonné leur profession. Peu à peu, elles se sont éloignées de leurs amis ou de leurs parents. De toute façon, les parents jouent très souvent un rôle négatif en tenant un discours de résignation. Finalement, après des années de laminage psychologique, ces femmes font l'objet de violences très graves. Et souvent, elles ne portent pas plainte. C'est pourquoi il faudrait créer un délit de violence psychologique.
Il n'est pas du tout difficile de la définir : il suffit de se fonder sur des notions juridiques déjà existantes comme les injures graves et répétées, les brimades, les comportements vexatoires répétés destinés à atteindre psychologiquement la victime. Il en est de même s'agissant des violences matérielles qui ont pour objet de l'impressionner. Il existe toute une jurisprudence concernant les injures, les menaces, les dégradations matérielles, etc. Tout cela, il est possible de le prouver.
Le dommage psychologique étant sans doute trop difficile à établir, il me paraît préférable de démontrer que tous ces actes sont accomplis dans l'objectif d'atteindre psychologiquement la victime. Il faut parvenir à montrer qu'une intention se manifeste à travers les éléments matériels dont on dispose.
La situation des enfants par rapport à ces violences est aussi essentielle. Sur ce sujet, un colloque international s'est tenu à Liège en octobre dernier, à l'occasion duquel des pédopsychiatres ont présenté les résultats de leurs travaux. En prenant des IRM du cerveau d'enfants en bas âge ayant été exposés à des scènes de violences conjugales – sans toutefois les avoir subies eux-mêmes –, ils ont observé une perte de substance au niveau de l'encéphale, provoquée par une hormone sécrétée en situation de stress, le cortisol.
L'idée selon laquelle un mauvais mari peut être un bon père est un mythe dont il faut sortir. L'individu qui frappe sa compagne en présence de ses enfants est par essence un mauvais père. Dans la situation où des violences intrafamiliales graves conduisent finalement à un divorce, il serait important de disposer d'un moyen d'action sur les droits de garde et de visite. Or, pour l'instant, il existe peu de passerelles entre le parquet et les juges aux affaires familiales. Le risque est pourtant élevé que l'auteur dirige sa violence sur ses enfants, sous forme de violence psychologique. Les enfants sont alors à la fois témoins, victimes et otages. Tout cela confirme la nécessité de parler de violences intrafamiliales plutôt que de violences conjugales. Il nous faut donc réfléchir à une évolution de la législation prenant en compte la situation des enfants.