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Intervention de Pascal Suhard

Réunion du 27 janvier 2009 à 17h00
Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes

Pascal Suhard :

Lorsque j'ai entrepris ce livre avec François Dieu, je ne pensais pas venir un jour devant vous, mais c'est pourtant ce travail qui me vaut d'être ici aujourd'hui, sans doute parce que les travaux de ce type se comptent sur les doigts d'une main.

L'ouvrage a été cofinancé par la Délégation aux droits des femmes, et, pour le logiciel, par la préfecture du Tarn.

Quelles en ont été les raisons de notre démarche ? Quand une commission sur les violences conjugales se réunit à la préfecture, elle prend d'abord acte du nombre des femmes qui décèdent victimes de leur partenaire – 192 l'an dernier, soit une tous les deux jours et demi – et évoque les différentes statistiques. Après quoi, elle s'interroge sur ce qu'elle va faire localement. C'est là que commencent les difficultés, car chacun comptabilise les chiffres d'une façon différente. C'est pourquoi j'ai proposé à la commission à laquelle je participais de substituer aux débats sur les chiffres une approche scientifique, ce qui – et cela m'a étonné – a soulevé l'enthousiasme. J'ai conduit ce travail dans le cadre d'un centre de recherches, ce qui a permis d'éviter toute polémique. Cette approche a ses limites : elle concerne le département du Tarn, qui n'est pas le plus criminogène, et elle ne touche pas ni « au chiffre noir » ni « au chiffre gris » de la délinquance, même si nous nous sommes aperçus qu'il n'y avait finalement pas beaucoup de différence entre les données dites officielles et celles dont nous disposons au parquet.

Nous manquons cruellement de données statistiques. Les outils statistiques sont indispensables, sinon il est impossible de mener des politiques publiques locales. La Direction des affaires criminelles et des grâces le reconnaît elle-même dans un document relatif à la lutte contre les violences faites aux femmes battues. En ce qui me concerne, je demande, sans succès, depuis six mois l'autorisation d'accéder aux données sur les violences mortelles.

Notre travail n'est pas polémique : il ne fait que relater la réalité d'un département. Ainsi 278 dossiers ont été analysés aux titres des années 2005-2006. Dans le département du Tarn, les faits de violences conjugales ont progressé de 30 % d'une année sur l'autre. Cependant, si vous me demandez si la délinquance en matière de violences conjugales faites aux femmes a augmenté, je vous répondrai en vous disant ce qu'il est ressorti des discussions avec les associations, que les femmes qui portent plainte sont de plus en plus jeunes. Cette évolution montre que la sensibilisation porte ses fruits. En revanche, il faut se montrer prudent. Ainsi, des travaux comme ceux du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) vont dans un sens contraire et indiquent par exemple que les violences physiques et plus particulièrement les homicides diminuent depuis les années 1980.

Notre étude permet de mieux connaître les auteurs et les victimes, ainsi que l'action de la justice. Notre travail n'est sans doute pas parfait, mais il est honnête. Qu'il ait été réalisé dans le cadre d'une préfecture lui apporte une plus-value : c'est un outil qui peut servir pour articuler des politiques publiques. Il en est ainsi de la modification de la politique en matière d'éviction du conjoint violent.

Ce qui manque, c'est un pilote. Ce pilote doit-il être le parquet ? En tout cas, c'est lui qui détient les chiffres clés et il doit les communiquer ; cela ne devrait pas passer par une étude comme la nôtre.

Le problème de fond est celui de va-et-vient au sein du couple, des lunes de miel, des retours et des départs. Ainsi, en quittant aujourd'hui mon bureau, j'y ai laissé une lettre d'une personne qui se désistait de sa plainte.

Le but de l'étude est également de faire connaître le travail des magistrats et de répondre ainsi à certaines critiques. Un auteur a dit que des violences de même nature ne sont pas traitées de la même manière. Il est évident que le premier prisme d'analyse utilisable est celui de la qualification juridique de l'infraction. Une infraction non caractérisée ne sera pas traitée de la même façon qu'une infraction qui l'est.

Il est également dit qu'on ne réprime pas assez. L'enquête montre que 23 % des plaintes donnent lieu à des poursuites correctionnelles. Mais ce sont 61 % des dossiers qui font l'objet d'une réponse pénale. La différence, ce sont les mesures alternatives aux poursuites.

À mon sens, lorsque la personne violente n'a jamais été renvoyée devant la justice, qu'elle n'a pas de casier judiciaire, que les violences ne donnent pas lieu à une interruption totale de travail (ITT), le rappel à la loi, après 24 ou 48 heures de garde à vue, des prises d'empreintes génétiques ou papillaires, constitue une sanction suffisante.

La graduation des sanctions a un sens : 37,8 % des réponses pénales sont prononcées par le parquet par le biais des alternatives aux poursuites. Dans le département du Tarn, 84 % des violences sont commises par des personnes qui n'ont pas de casier judiciaire, et 80 % des violences ne donnent pas lieu à interruption totale de travail. Lorsque l'on confronte ces chiffres à ceux que j'ai donnés au début de mon intervention, on se rend compte de la difficulté de mettre en oeuvre une politique locale.

L'audition des victimes est essentielle. Aussi, nous avons décidé d'organiser des formations pour tous les intervenants. Dans le département du Tarn, nous avons mis en place des formations pour les policiers, les gendarmes et les assistantes sociales qui acceptent de les suivre. D'ailleurs, des études canadiennes montrent que l'intervention des policiers et des gendarmes dans la sphère intime est efficace. Deux psychiatres viennent exposer les moments de dangerosité extrême. J'interviens moi-même pour décrire le cadre juridique et dresser le tableau de la délinquance du département. Cela donne au dialogue qu'on entretient avec les intervenants un caractère plus riche et plus productif.

Notre enquête montre que 80 % des auteurs de violences conjugales ont des enfants et que la tranche d'âge la plus concernée est celle des 25-45 ans, c'est-à-dire justement celle durant laquelle l'on élève des enfants – ce dernier élément ne figure nulle part. Dans le Tarn, dès les résultats connus, on s'est donc dit qu'il fallait accentuer les actions en direction des enfants.

Les enfants sont-ils victimes des violences conjugales ? Bien sûr. Ils subissent et reproduisent. Pour autant, l'enquête montre que le motif des violences est rarement lié aux enfants (6,5 % des cas). On peut penser que pour l'auteur de violences, toucher l'enfant serait le geste de trop susceptible de provoquer une réaction de l'autre.

Un des premiers enseignements de l'enquête est donc de dire que si les violences sont suffisamment graves, il faut avoir une réponse pour l'auteur, qui est en garde à vue, pour la victime, à qui il faut trouver une structure d'accueil, mais aussi pour les enfants.

Nous constatons aussi que les résultats de notre enquête sur le profil sociologique des victimes ou des auteurs se révèlent très proches de l'enquête du CESDIP, qui a été conduite en région parisienne. On peut donc émettre des hypothèses. Quant à la ventilation de l'ensemble des plaintes pour violences dans le Tarn, on peut postuler qu'elle est assez proche de la ventilation nationale, sous réserve de spécificités locales : 80 % des violences n'entraînent pas d'ITT, 17 % une ITT inférieure à 8 jours, et moins de 3 % une ITT supérieure à 8 jours.

L'enquête montre également que, contrairement aux affirmations générales, la majorité des auteurs de violences conjugales, même ceux qui sont allés en prison, reconnaissent les faits (53,6 %). Il semble se dégager un lien entre reconnaissance des faits et reprise de la vie commune. Ainsi, la reprise de la vie commune est plus fréquente lorsque l'auteur reconnaît les faits. En effet, plus d'un quart des couples concernés reprennent la vie conjugale, durant la procédure et ce quelles que soient la nature ou la gravité des violences.

Nous avons aussi introduit comme paramètre dans notre étude la distinction entre séparation et querelle de ménage. Dans la majorité des cas, les femmes sont à l'origine de la séparation, du divorce. Or, dans une séparation, celui qui est quitté vit dans le passé, alors que celui qui s'en va se situe déjà dans l'avenir. Et dans ce cas, il peut y avoir des violences graves, voire mortelles. Quand le motif des violences est la séparation, les reprises de la vie commune sont très rares – les associations me l'ont confirmé. En revanche, quand le motif des violences relève de la querelle de ménage, il y a reprise de la vie conjugale dans plus de 44 % des cas, ce qui considérable et signifie que le lien n'est pas remis en cause. Ce que veut la femme, c'est la fin des violences ; si elle l'obtient, la plainte n'a plus forcément de raison d'être.

C'est pourquoi la nomenclature administrative des parquets devrait évoluer. En effet, les statistiques sont conditionnées par la nomenclature administrative. Lorsque vous décidez de classer sans suite, vous devez cocher un motif tel que « désistement du plaignant » ou « infraction insuffisamment caractérisée ». Or, si vous cochez « désistement du plaignant », cela signifie qu'il y a infraction caractérisée sans pour autant qu'il y ait une réponse pénale, ce qui ne correspond pas forcément à la réalité.

Un tiers des plaintes classé sans suite donne lieu à désistement. Dans ces cas, la reprise de la vie commune est très fréquente. Néanmoins, certains désistements concernent des plaintes déposées suite à des infractions graves. Pour autant, on peut difficilement aller à l'encontre de la volonté des personnes. Alors que j'avais ouvert une procédure devant le juge d'instruction contre l'auteur de violences attestées, la victime a retiré sa plainte et a même déclaré devant le magistrat instructeur que la poursuite de cette information lui était insupportable. L'auteur des violences a cependant été renvoyé devant le tribunal après information.

On s'est également rendu compte que les femmes qui reprennent la vie commune sont plutôt celles qui n'ont pas d'enfants, et aussi les plus jeunes et les plus âgées – on pourrait dire les plus amoureuses et les plus résignées. On peut penser que les femmes qui ont des enfants non seulement les défendent, mais bénéficient aussi d'aides et de conseils donnés par les associations, et que cela est efficace.

Je rejoins l'idée d'Elisabeth Badinter qui parle de violence de genre, celle du genre humain. Je peux citer le cas d'un couple violent dont l'homme a été poignardé par la femme, mais qui est revenu vivre avec elle. La femme peut être la plus forte, mais moins de 10 % des plaintes sont déposées par des hommes : notre enquête ne fait état que de trois cas.

Ce qui est paradoxal, c'est l'écart entre la part des violences mortelles commises par les femmes – 20 % – et leur part dans les violences conjugales, qui est beaucoup plus faible.

Alors que nous avions mis en place un dispositif d'éviction des conjoints violents en accordant des moyens à des associations, nous nous sommes demandé pourquoi ce dispositif ne fonctionnait toujours pas au bout de deux ans. L'enquête nous a fourni la réponse : sur 278 cas, un quart des couples avait repris la vie commune et 40 % des infractions n'avaient pas été caractérisées. Et à la question « a-t-on envie de vivre dans un endroit où l'on a été battu ? », il a été répondu « non » à un fort pourcentage, selon la responsable de la maison des femmes lors d'une commission.

Nous avons donc remplacé le dispositif par un numéro d'appel d'urgence : le 115. Ce numéro peut même être appelé la nuit. Il permet aussi d'établir un sas entre l'intervention et la formulation de la plainte. Au moment des violences, la femme exprime une intense émotion. Ensuite, survient la réflexion. Il peut être prudent de ménager un laps de temps suffisamment long pour prendre une décision réfléchie, de façon qu'elle soit pérenne.

Nous disposons de deux ou trois appartements pour loger les hommes évincés de leur domicile. Le recours à ce type de mesure, qui est symbolique, permet de répondre à des cas bien précis. Une enquête sociale rapide est alors particulièrement utile.

Il faut aussi se donner le temps de la décision, pour qu'elle soit acceptée, et que la réponse ne soit pas seulement judiciaire. Quand les violences sont bénignes, il est parfois difficile d'instaurer un contrôle judiciaire strict assorti d'une menace d'emprisonnement. Par ailleurs, il convient de respecter la parole des victimes, même si elle est contradictoire. Il ne faut pas décider à leur place.

Dans le département du Tarn, le taux de récidive n'est que de 2,5 %, donc loin de certains chiffres plus élevés qui sont avancés. Il faut croire que les dispositifs mis en place et la prévention générale ont une certaine efficacité. Bien sûr, ce chiffre est appelé à augmenter mécaniquement du fait des dispositions de la loi du 5 avril 2006 relative à la lutte contre les violences au sein du couple et de la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales.

En finançant notre ouvrage, la Délégation aux droits des femmes a permis de mettre en évidence la nature des violences commises dans le département du Tarn à travers les dossiers du parquet avec les limites précitées. Maintenant, il faut s'appuyer sur les résultats de cette étude et les exploiter. Respecter les femmes battues, c'est faire des enquêtes. Les seuls à pouvoir faire des enquêtes de qualité, ce sont les parquets car ce sont eux qui ont les chiffres officiels les plus fiables. Pour autant, il faut donner les moyens de les faire à ceux qui en ont envie, et il ne s'agit pas tant de moyens financiers que d'autorisations.

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