Si l'histoire officielle n'existe pas, nous disposons néanmoins d'une histoire « aboutie » dans plusieurs domaines, ce qui n'empêche nullement les historiens de briser le politiquement correct. Robert Paxton n'a-t-il pas montré que le gouvernement de Vichy avait non seulement obéi à l'occupant mais qu'il avait devancé ses désirs sur un certain nombre de points ? Le discours est donc libre et la langue de bois n'a pas lieu d'être. Imaginons qu'un parlementaire, en revanche, tienne à ce que la croisade contre les Albigeois soit qualifiée de crime contre l'humanité. Un « historien » qui s'efforcerait de défendre un tel point de vue tendrait par exemple à faire condamner l'action de Blanche de Castille et de Simon de Montfort mais cela n'en resterait pas moins une aberration : outre que cette « thèse » serait historiquement insoutenable, elle témoignerait de cette maladie qu'est l'anachronisme, laquelle affecte toujours les mauvais historiens et les mauvaises publications.
Je ne nierai pas l'évidence : les éditeurs veulent vendre leurs livres. J'ai moi-même édité chez Robert Laffont Les Tabous de l'histoire de Marc Ferro en sachant que la polémique et la controverse sont parfois nécessaires au succès éditorial. Nous n'avons donc pas peur de la censure même si l'affaire Pétré-Grenouilleau a montré qu'elle était un réel danger. S'en prémunir passe par le maintien de la distinction entre l'histoire et la mémoire dont Marc Bloch a dit que la première vise à expliquer et la seconde à se souvenir.
Par ailleurs, je déteste la formule encombrante et stéréotypée de « devoir de mémoire » : cette injonction moralisatrice brouille les esprits. Avec M. Emmanuel Hoog, j'ai travaillé à l'enregistrement de 110 témoignages de déportés et de fils de déportés ; j'ai également produit pour La Chaîne Histoire et France Culture les procès Touvier, Barbie et Papon. Je sais donc combien il importe d'être à l'écoute des associations et de tous ceux qui ont souffert mais je sais aussi que face à un surcroît potentiel de pathos, seul le travail scientifique permet de répondre aux exigences légitimes des victimes.