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Intervention de Dominique Strauss-Kahn

Réunion du 26 octobre 2007 à 10h00
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Dominique Strauss-Kahn :

C'est avec plaisir que je réponds à l'invitation de la commission des Finances ce matin. À vrai dire, ayant quitté l'Assemblée il y a quelques jours, je n'espérais pas y revenir si rapidement !

Pour suivre l'ordre de vos questions, M. le Président, je commencerai par évoquer le contexte.

Dans la période que vous évoquez, le groupement d'intérêt économique Airbus est industriellement bloqué. Il est géré par quatre partenaires et sa structure ne permet pas d'avancer réellement. Le sentiment général est que l'on s'expose à un vrai risque de marginalisation de l'industrie aéronautique française et européenne. Tout laisse à penser que les Allemands et les Britanniques ont plutôt pour objectif de se retrouver entre eux, comme ils l'ont déjà fait pour l'Eurofighter. Cela leur semble plus confortable que de travailler avec l'État français. Rien n'est dit ouvertement, rien n'est formalisé, mais c'est plutôt une alliance germano-britannique qui se dessine pour faire avancer le GIE. J'en veux pour preuve qu'avant les élections de 1997, Alain Juppé avait tenté une opération avec Dassault – qui s'était soldée par un échec – pour sortir le GIE de cette situation. Le tropisme germano-britannique se révèle pleinement un peu plus tard dans les réunions qui se sont tenues à Genève entre la direction de DASA et celle de BAE.

Face à cela, le Gouvernement dont je fais partie se fixe trois objectifs : essayer de conforter durablement l'industrie aéronautique européenne ; veiller au respect du poids de la France dans cette industrie ; plus particulièrement, s'assurer que le site de Toulouse reste le site majeur de l'activité d'Airbus. Les choses ne peuvent rester en l'état : si l'on ne passe pas à la manoeuvre, on risque d'assister à l'effilochement, voire à la disparition du système.

La décision est donc prise d'agir en deux temps. Tout d'abord, il faut rassembler les forces françaises : ce sera la fusion Aérospatiale-Matra, préférée pour diverses raisons à la fusion Aérospatiale-Thomson. La parité entre les deux sociétés est souhaitée, d'où la soulte destinée à compenser les apports d'actifs. Il résulte de cette opération qu'en additionnant la part de l'État et celle des salariés dans la société fusionnée, on obtient une majorité. Voilà pourquoi on a parlé, non sans exagération, de « nationalisation » de Matra. Le montant de la soulte a été beaucoup discuté à l'époque. Je n'ai aucun commentaire à faire sur ce point, sinon que la Commission des participations et des transferts a validé les chiffres : tout s'est passé de façon traditionnelle, transparente et ouverte.

Vient ensuite une deuxième étape. À la fin du premier semestre 1999, Jean-Luc Lagardère rencontre le Premier ministre Lionel Jospin. Il lui fait part du résultat de ses discussions avec Dick Evans, patron de BAE, et Jürgen Schremp, patron de DASA, d'où il a conclu que le moment est venu de bouger, en s'arrangeant plutôt avec la partie allemande. Nous sommes, rappelons-le, dans la période des discussions de Genève entre Allemands et Britanniques, qui achoppent sur de sombres histoires de rémunération des dirigeants et de stock-options. L'idée de Jean-Luc Lagardère est que l'État sorte de la structure tandis que Lagardère et DASA avancent. La réaction de Lionel Jospin à cette proposition peut être qualifiée de mesurée, la sortie de l'État ne lui apparaissant pas forcément comme la meilleure voie. On propose donc que l'État participe au processus. La réaction des Allemands est très vive : il est hors de question de s'associer à une opération à laquelle participerait l'État. Il faut dire que M. Schremp garde un très mauvais souvenir d'une affaire assez récente avec Fokker aux Pays-Bas.

Le Premier ministre me confie, pendant l'été 1999, une mission pour tenter de remédier à cette allergie et de mener à bien, malgré tout, l'opération. Je rencontre Jürgen Schremp à de nombreuses reprises en juillet et en août. Nous en arrivons à une position où les Allemands acceptent la présence de l'État et où est instaurée une parité franco-allemande. De mon point de vue, non seulement les Allemands acceptent l'État, mais nous plaçons les pouvoirs publics français en position dominante dans le système. Aux yeux de la partie française en effet, l'engagement de l'État est un engagement de long terme, plus stable et porteur d'une vision plus industrielle que ne peut l'être l'engagement des partenaires privés, qu'ils soient français ou allemands. Par ailleurs, il se pourrait bien qu'un jour ou l'autre, conformément à ce que projetait Alain Juppé, Dassault finisse par rejoindre l'ensemble, ce qui mettrait fin à la parité et donnerait l'avantage à la France.

La dynamique est donc française : sur le long terme, nous avons le sentiment que l'équilibre accepté finalement par la partie allemande est satisfaisant pour nous. D'ailleurs, le marché ne s'y trompe pas : dans les premiers jours de cotation, les volumes de cotation sont à Paris et non ailleurs.

Nous en venons maintenant à la teneur du pacte. Un pacte d'actionnaires est, par définition, un compromis qui lie des partenaires. Pour faire passer la pilule de la participation de l'État, les Français acceptent que celui-ci ne soit pas représenté en tant que tel. En revanche, nous imposons qu'il détienne des droits importants : dans le cadre de la SOGEADE, les décisions importantes – accords stratégiques, coopérations industrielles et financières, acquisitions et cessions d'un montant important, garanties, etc. – doivent être prises à une majorité de six sur huit, ce qui revient à instituer un veto français puisque le public et le privé détiennent chacun quatre voix.

Au total, nous sommes passés d'une situation de départ où les Allemands ne voulaient pas de l'État français dans le système à une situation dans laquelle le partenaire français est organisé de telle manière que l'État un droit de veto sur les grandes décisions. On le voit, beaucoup de chemin a été parcouru.

Les Allemands ont pour leur part obtenu ce qui est un avantage à leurs yeux : ils bénéficient d'un put – une option de vente – sur leur partie. Ils craignent en effet que l'État français ne se mette à intervenir sur la moindre fermeture d'usine, comme cela avait été le cas avec Fokker, et que des préoccupations non industrielles interfèrent dans la gestion de l'entreprise. En vertu du put, ils peuvent, s'ils veulent sortir, forcer la partie française à racheter leurs titres. S'ils considèrent cela comme une facilité, je vois les choses autrement : à mon sens, si une situation de blocage conduit à l'exercice du put, il nous faudra certes débourser un peu d'argent mais toute l'opération deviendra française.

Je vous l'ai dit : l'objectif de la manoeuvre était de construire une industrie aéronautique européenne, mais aussi d'y préserver la part des intérêts français. À cet égard, le put m'apparaît particulièrement bienvenu.

On peut considérer qu'il existe deux pactes : le pacte global entre Français et Allemand d'une part ; d'autre part la partie française de ce pacte, qui prévoit un droit de préemption pour l'État. Contrairement à la version primitive, aux termes de laquelle l'exercice de ce droit est limité par le plafond de 15 % de participation de l'État, le droit de préemption mis effectivement en place permet à l'État – mais aussi à Lagardère, puisque le dispositif fonctionne dans les deux sens – de préempter en dépassant le plafond, à charge pour lui de revenir à 15 % en se défaisant sur un autre partenaire de ce qu'il aura préempté. En d'autres termes, il est possible de préempter « pour compte de », ce qui laisse à l'opérateur plus de latitude.

Autre élément, la nomination des administrateurs d'EADS par la SOGEADE : elle se fait, dans la version initiale du texte, « sur proposition » du groupe Lagardère puis, dans la version finale, « en tenant compte » des propositions du groupe. L'État se voit donc ouvrir la possibilité de choisir. On peut douter qu'il aille jusqu'à le faire en conflit avec la partie privée, mais il ne décide pas sur une liste fermée.

En ajoutant à cela le droit de veto et la promesse de vente sur les missiles balistiques au cas où un tiers viendrait à prendre plus de 10 % du capital d'EADS, on dispose d'une vision complète de l'équilibre institué par ce pacte. Pour moi, je le répète, le résultat dépasse les espérances que l'on pouvait nourrir au début de la négociation en ce qui concerne la présence et les prérogatives de l'État d'une part, la présence et les prérogatives françaises d'autre part, dans le système mis en place.

Les Français doivent arrêter de se taper eux-mêmes sur les doigts. Nous avons toutes les raisons de tirer fierté de ce qui a été construit à ce moment-là. Cette fierté est d'abord industrielle : si l'accord avait échoué, non seulement l'A380 ne volerait pas aujourd'hui mais il ne resterait plus grand-chose de cette industrie. Toutes majorités confondues et avec nos partenaires allemands, nous avons fait oeuvre collective et Airbus est devenu, à égalité avec Boeing, le premier avionneur dans le monde. Cette société a une part prépondérante dans le chiffre d'affaires et dans les bénéfices d'EADS, mais il faut aussi mentionner la réussite d'Atrium, d'Eurocopter ou de MTBA.

Au terme d'une négociation où les Allemands ont vu leur intérêt et nous le nôtre, nous obtenons que l'État ne soit pas à moins de 50 % dans SOGEADE, qu'il puisse imposer ses vues pour les décisions importantes et, plus globalement, que la dynamique d'ensemble soit française, l'État étant le seul à même d'avoir une vision de long terme. Du reste, ce que nous observons sur le marché depuis quelques mois – en faisant abstraction des éventuels délits d'initiés – est l'illustration de cet état de fait : un partenaire privé allemand dont l'activité principale est de fabriquer des automobiles et qui, rencontrant des difficultés dans ce secteur, se demande s'il ne va pas se retirer partiellement d'EADS ; un partenaire privé français qui, depuis le décès de Jean-Luc Lagardère, ne fait pas mystère que sa priorité est autre et que son intention est plutôt, quand l'occasion se présentera, de sortir ; enfin, le seul partenaire susceptible de soutenir le projet sur la durée et contre vents et marées : l'État.

Il serait désobligeant pour nos partenaires allemands d'affirmer que le pacte d'actionnaires a été construit de façon déséquilibrée. On dira plutôt qu'il est suffisamment équilibré pour que les intérêts français publics et privés soient préservés sur le long terme.

Cependant, un pacte ne fait pas tout. Derrière, il y a les hommes. Or, dans cette affaire, la personnalité de Jean-Luc Lagardère, grand industriel français passionné d'aéronautique, prêt à prendre des risques et à consacrer à ce projet son temps et son argent, est pour beaucoup. Sa disparition malheureuse a un peu modifié les équilibres. Je tiens en tout cas à rendre hommage à sa mémoire. Il avait au départ une vision dans laquelle l'État n'était pas associé au processus, mais, ayant plus que d'autres le sens de la France, il a accepté au bout du compte que ses intérêts personnels soient peut-être moins bien servis qu'il ne l'aurait souhaité pour préserver l'intérêt du pays et mener le projet à son terme.

Je sais que l'histoire a, depuis, donné lieu aux développements sur lesquels vous enquêtez, mais il m'était demandé de retracer les conditions d'élaboration du pacte : c'est ce que je me suis efforcé de faire dans cette introduction.

Le Président Didier Migaud : Nous n'enquêtons encore sur rien, M. le ministre. Nous essayons, par ces auditions publiques, de nous informer et d'éclairer l'opinion publique.

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