Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Raymond Kévorkian

Réunion du 16 septembre 2008 à 15h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Raymond Kévorkian :

Bien que n'étant pas un spécialiste des questions de mémoire, je suis régulièrement confronté, en tant qu'historien, à un public qui porte une mémoire. Je me suis rendu compte à cette occasion que la pointe de la recherche historique peut brusquer une mémoire qui s'est inscrite et quelque peu figée dans des schémas et qui a du mal à percevoir que les choses sont moins « carrées » qu'il n'y paraît, que tout est dans les nuances et que la recherche historique est évolutive.

Je concentrerai mon propos sur la mémoire liée aux violences de masse et aux génocides. Dans le cas du génocide des Arméniens, nous devons faire face en France à une mémoire double. L'une est issue du groupe victime, l'autre du groupe bourreau. Les deux groupes cohabitent sur le territoire dans un rapport de forces à peu près équilibré. Le problème qui en résulte pour les élus dépasse le cadre politique : il touche également à la sécurité publique. Il y a deux ans, on a assisté à Lyon à des manifestations de populations d'origine turque visant à nier le génocide des Arméniens, pourtant reconnu par une loi de la République.

En Turquie, nous avons affaire à un véritable déni d'État. C'est là une singularité du cas arménien. Ce déni a des effets concrets dans les communautés turques ou d'origine turque qui se sont constituées en Europe. Le problème n'est donc pas seulement français mais européen, au même titre que la Shoah. Sans doute faudrait-il à cet égard que les élus mènent une réflexion plus globale.

Les populations qui sont nées en Turquie et se sont installées en France il y a dix, vingt ou trente ans ont reçu une instruction où le terme « Arménien » était systématiquement stigmatisé. On ne décèle de légère évolution dans les médias turcs que depuis très peu de temps.

C'est donc une mémoire qui s'est bâtie à l'extérieur mais qui a été importée en France et qu'il va falloir assumer. Après une conférence que j'ai faite à Grenoble sur le génocide des Arméniens, un père de famille d'origine turque m'a rapporté que sa fille était revenue en pleurs à la maison après que son professeur eut évoqué en classe cet événement et il m'a reproché d'aller dans ce sens. Une telle situation est en effet très douloureuse. J'ai pourtant été obligé de répondre à cet homme que je n'étais pas responsable de l'instruction qu'il avait reçue dans son pays et qui le mettait dans l'incapacité d'assumer son passé.

La France est donc confrontée à ce problème et doit s'interroger sérieusement sur la nécessité de légiférer à ce sujet.

S'agissant plus généralement des violences de masse, un travail collectif reste à accomplir entre les mémoires des descendants de victimes. Les études comparatistes sont sans doute une des solutions permettant de rapprocher les victimes entre elles et les faire communier dans une même douleur. Les historiens ont parfaitement établi les traits communs à toutes les violences de masse : on a toujours affaire à un contexte de guerre, à un État totalitaire, à un régime de parti unique et, le plus souvent, on a recours à des paramilitaires pour exécuter les violences.

Il y a deux ans, au mémorial de la Shoah, nous avons tenu une conférence commune sur la Shoah et le génocide des Arméniens dans une perspective comparatiste. Nous avons croisé systématiquement nos regards. Les Juifs et les Arméniens qui composaient le public sont alors intervenus pour constater qu'ils avaient en partage des expériences similaires. Il est important de multiplier de telles rencontres et de faire parler des groupes victimes de crimes contre l'humanité et des groupes victimes d'autres types de violences, par exemple coloniales.

Enfin, un travail énorme reste à accomplir au sein du système éducatif. Les professeurs d'histoire ont un rôle central à jouer. Il faut leur laisser une grande latitude tout en leur donnant la formation et les instruments nécessaires pour éviter de brutalise les mémoires, même si celles-ci sont issues, comme dans le cas que j'évoquais, d'un groupe de bourreaux.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion