Je remercie la mission d'information de m'avoir conviée à cette table ronde. Il me semble que les sciences sociales ont leur place à côté de l'histoire et j'ai le sentiment, en tant que psychosociologue, de représenter ici d'autres sociologues ou ethnologues qui travaillent sur les questions mémorielles mais aussi sur l'oubli, dont on parle moins aujourd'hui.
Nous sommes dans une phase de « tout mémoire ». On a parlé à ce propos de « commémorite aiguë » ou de « tyrannie de la mémoire ». L'impératif du souvenir, qui prend une place assez importante sur la scène publique, ne nous empêche-t-il pas de faire valoir la possibilité d'un droit à l'oubli ? La mémoire est toujours perçue comme un bienfait alors que l'oubli est généralement craint. Pour moi, la question est plutôt de savoir quel usage on fait du passé et de la mémoire.
On s'est demandé d'emblée, dans la présentation de cette table ronde, si des mémoires discordantes pouvaient coexister. On ne peut répondre que par la négative : être discordant, c'est ne pas être en harmonie. Or nous discernons, dans les interventions des participants, de nombreux points de convergence. Plutôt qu'à des mémoires discordantes, nous sommes confrontés à des « mémoires plurielles ».
Il faut s'entendre aussi sur le type de mémoire dont on parle et sur les vecteurs de transmission. À côté de la transmission institutionnelle – celle de l'école – et de la transmission collective assurée par les groupes, on parle moins de la transmission autobiographique – celle des sujets eux-mêmes, des mémoires privées qui se relient à la mémoire collective – et de la transmission médiatique.
Pour un même événement, plusieurs groupes peuvent avoir des souvenirs différents, chacun reconstruisant à sa manière un passé commun. Henri Rousso l'a bien montré pour la période de la Seconde Guerre mondiale : selon que l'on est rescapé des camps de la mort, ancien résistant, ancien prisonnier de guerre, les mémoires d'un même objet sont différentes.
Il faut aussi souligner l'aspect dynamique de la mémoire, dont le rapport d'intensité, comme disait Halbwachs, sera différent en fonction du temps. À cet égard, je souscris à ce qui a été dit sur les risques d'instrumentalisation de l'histoire. Selon le temps présent, des mémoires glorieuses dans le passé peuvent devenir des mémoires honteuses, et réciproquement.
Je le répète, je ne crois pas que l'on puisse parler de mémoires discordantes. Les mémoires sont les facettes multiples d'une même histoire et forment comme un kaléidoscope. Il faut les considérer du point de vue de la réminiscence, de la sélection qui s'opère dans le temps.
De plus, les questions mémorielles sont en prise directe avec la question des identités sociales et individuelles, donc à celle de l'image de soi et de l'image de l'autre. Les travaux d'Halbwachs ont montré que la mémoire est un des fondements du sentiment d'identité et de sa permanence. D'où l'importance du retour sur le passé pour les groupes, les collectivités, les communautés. La mémoire est la perpétuation des identités collectives mais elle peut aussi permettre de ramener à la conscience collective et dans le corps social des éléments du passé occultés ou oubliés. Elle peut donc aider le corps social à vivre, à retrouver ses racines, à renouer le fil de la continuité dans certains cas. Ce n'est pas seulement le rappel d'un contenu événementiel : elle est également inscrite dans des coutumes et des pratiques de groupe. C'est pourquoi elle est essentielle comme moyen d'affirmer une identité sociale ou culturelle. On a là différents modes d'expression d'une mémoire collective.
Je voudrais pour terminer présenter un cas différent de ceux que nous évoquons aujourd'hui mais qui illustre les enjeux et les risques de la mémoire dans le présent, lorsque la différence avec l'autre est ressentie comme une menace et fait craindre une intrusion. Il y a quelques années, j'ai été amenée à travailler sur la mémoire collective des habitants de la ville de Vichy, les Vichyssois. Cette mémoire étant quelque peu lourde à porter, j'ai observé comment le pouvoir – politique notamment – pouvait reconstruire l'histoire dans le présent.
À partir des années 1990, qui correspondent, selon Henri Rousso, à la « période obsessionnelle » de notre pays à l'égard de Vichy, les Vichyssois se sont trouvés confrontés à toute une série de références à leur ville et à leur histoire. Ils ont alors porté en eux et avec eux les traces de cette histoire honteuse. Parce que les questions identitaires étaient importantes et que les Vichyssois portaient, en quelque sorte, des stigmates de notre histoire nationale, la ville s'est mise à reconstruire son histoire : elle a tenté de remplacer une période historique par une autre en mettant en exergue Napoléon III.
Cet exemple illustre le caractère dynamique de la mémoire. L'histoire peut être transformée et il faut prendre garde aux risques que cela représente. Il me semble que les Vichyssois ne sont pas encore tout à fait débarrassés des questions mémorielles qui les poursuivent. On entendra de nouveau parler de la ville de Vichy début novembre et cela risque d'alourdir le fardeau pour ses habitants.