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Intervention de Pierre Nora

Réunion du 15 avril 2008 à 16h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Pierre Nora :

Je vous remercie très chaleureusement d'avoir institué cette mission d'information et je suis très sensible à l'invitation des parlementaires, même si l'immensité des problèmes qui se posent est fort intimidante.

Je préside l'association « Liberté pour l'Histoire » créée en 2005 suite à l'affaire Pétré-Grenouilleau : cet historien, auteur d'un livre sur les traites négrières dont je suis l'éditeur, a été assigné en justice par un collectif d'Antillais, Réunionnais et Guyanais. Même s'ils ont renoncé à leur action après les protestations de nombreux historiens, ce malheureux Pétré-Grenouilleau a néanmoins subi pendant plus d'un an une véritable persécution dont sa carrière et sa famille ont été affectées. La loi de Mekachera sur la colonisation, notamment son article 4, a été au même moment l'occasion de notre réaction.

Par la suite, plusieurs groupes d'historiens se sont constitués et certains ont tout d'abord hésité à nous rejoindre, les uns parce qu'ils considèrent que, par nature, les lois faites par la gauche sont bonnes et que celles votées par la droite sont mauvaises ; les autres parce que nous avons souhaité la révision de la loi Gayssot, mère de toutes les autres lois mémorielles. A ce propos, j'insiste sur le risque de « gayssotisation » générale. Outre votre serviteur, deux autres personnes avaient été d'emblée hostiles à cette loi : Pierre Vidal-Naquet, pour des raisons dreyfusardes classiques, et Madeleine Rebérioux, ex-communiste qui savait ce que sont les lois établissant des vérités d'État. En ce qui me concerne, je commençais à ce moment à travailler sur la question de la mémoire et j'avais le sentiment que privilégier un groupe de mémoire, fût-ce pour les meilleures raisons du monde, c'était mettre le doigt dans un engrenage dont on ne sortirait pas et dans lequel se trouvent d'ailleurs aujourd'hui les élus.

La situation a néanmoins changé depuis peu puisque nombre de ceux qui hésitaient rejoignent « Liberté pour l'Histoire » en raison de la décision-cadre européenne des 19-20 avril 2007 élargissant les préconisations de la loi Gayssot à tous les crimes de guerre et crimes contre l'humanité, allant même jusqu'à créer un délit de « banalisation » de ce dernier, ce qui obligera très vite le législateur à prendre ses responsabilités. M. le secrétaire d'État Jean-Pierre Jouyet, Mme la directrice de cabinet de M. le Président de la République Emmanuelle Mignon et M. le directeur de cabinet de Mme Dati, que nous avons rencontrés, ont tous semblé d'accord pour essayer de prendre des positions minimales par rapport à ce dangereux élargissement. Des associations d'historiens italiens nous contactent, les historiens belges ont déjà publié un manifeste, l'historien anglais Timothy Garton Ash a réagi de manière véhémente et la vénérable American Historical Association nous soutient. Nous profiterons des « Rendez-vous de l'Histoire » de Blois, au mois d'octobre, pour lancer un appel aux politiques européens.

Nous sommes en effet face à une dérive législative à laquelle la France a été le seul pays à se livrer. Elle témoigne de la gravité du symptôme mémoriel qui affecte notre temps et sur lequel j'ai eu l'occasion de réfléchir dans un article publié dans Le Débat et intitulé « Malaise dans l'identité historique ». Les raisons morales pour lesquelles il faut faire quelque chose pour nos compatriotes dont la mémoire historique est blessée sont évidentes. Néanmoins, ces mesures de réparation et de compensation risquent aussi de menacer gravement les études historiques : cette réaction morale crée en effet une sorte de « péché d'anachronisme » pour tout historien à travers la projection des jugements de valeur de notre époque sur le passé. Si la Shoah s'est déroulée, en quelque sorte, sous nos yeux, il n'en va pas de même du génocide arménien : les jugements portés l'ont été pour des raisons purement politiques et les députés ont été soumis à la pression de lobbies très organisés. A cela s'ajoute que le Parlement français s'est en l'occurrence prononcé sur une affaire où la France n'a aucune part. Que dire, lorsque la loi Taubira jette un regard « rétroactif » sur des événements qui se sont déroulés voilà trois siècles et qu'elle ne stigmatise que la traite atlantique et l'esclavage dont les Européens se sont rendus coupables ? Dès lors que la voie est ouverte, on peut penser que vous avez sans doute sous le coude des projets sur la Vendée, la Saint-Barthélemy, les Croisades…

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