Je vous remercie pour ces mots chaleureux. Je suis ému de me retrouver dans cette enceinte car j'ai eu l'occasion d'y travailler souvent, notamment dans le cadre de la préparation d'une loi sur les archives.
Histoire et mémoire sont deux notions voisines mais qui ne se confondent pas. L'Histoire, avant tout, constitue un récit puis une analyse, une reconstruction du passé et, enfin, une tentative de compréhension de ce même passé. Les historiens ne sont pas des juges mais des médiateurs auprès du public. L'Histoire implique également de faire des choix entre certains thèmes ou situations de même qu'il faut tenir compte des orientations politiques, philosophiques ou religieuses des historiens : une parfaite objectivité ne saurait exister. L'historien doit en particulier se méfier des critères anachroniques : il ne s'agit en aucun cas, en effet, de formuler des jugements à partir de critères actuels. Enfin, à quelques exceptions près dans l'histoire très contemporaine, il faut également tenir compte du fait que les protagonistes des événements étudiés ne peuvent pas répondre et que l'on travaille sur eux sans savoir quelle aurait été leur réplique.
S'agissant de la mémoire, il importe de distinguer la mémoire commune, celle de l'individu – elle est automatique et sélective –, et la mémoire collective, qui est celle dont nous discutons et qui naît d'une transmission volontaire, laquelle s'entretient délibérément : c'est par exemple délibérément que l'on a choisi de faire du 14 juillet la Fête nationale. Il faut, enfin, prendre garde à l'utilisation de cette mémoire : songeons par exemple à l'utilisation de Jeanne d'Arc par le régime de Vichy.
Le Haut comité n'a pas quant à lui pour mission de dire aux Français ce qu'ils doivent commémorer. Il vise à les aider dans leur choix, à faire des suggestions et à oeuvrer à leur réalisation ainsi qu'à leur valorisation. Il n'est toutefois pas toujours possible de parvenir à nos fins. Je répète ainsi depuis les années quatre-vingt que la date de la « bataille d'Hernani » est plus importante que celle de la naissance ou de la mort de Victor Hugo mais la nation préfère toujours commémorer ces dernières !
Dans la formule « devoir de mémoire », le terme « devoir » me gêne beaucoup : un devoir moral, en effet, ne doit pas être interprété comme une obligation imposée de l'extérieur. En outre, il ne concerne pas l'individu mais la société qui, elle, a le devoir d'aider ce dernier à se souvenir. Le risque est également important que ce devoir de mémoire ne s'applique qu'à ce que l'on craint d'être tôt oublié. En outre, le devoir de mémoire ne devrait pas s'appliquer uniquement aux drames car il faut éviter de fabriquer, pour les jeunes générations, un passé entièrement tragique : la France a tout de même des raisons d'être fière de ce qu'elle est ! S'il importe, de surcroît, de perpétuer le souvenir, le devoir de mémoire ne doit pas raviver les haines recuites.
La mémoire est également dépendante du présent. Ainsi, l'Occupation, la Shoah et la guerre d'Algérie tiennent-elles une place prépondérante dans notre mémoire actuelle. Or, pour la génération de mes parents, il en allait ainsi de Verdun et pour mes grands-parents, de la guerre de 1870. On les aurait sans doute choqués si on leur avait dit que, quelques années plus tard, celle-ci ne serait plus qu'un sujet de roman pour Erckmann-Chatrian…
Une nouvelle loi sur les archives sera bientôt débattue à l'Assemblée nationale. Dans ce domaine, la loi fixe des secrets légaux mais elle ne doit pas pour autant conforter l'idée selon laquelle les archives seraient un domaine relevant exclusivement du secret. Il est en outre très difficile de définir ce qui relève ou non de la vie privée dans la mesure où l'on ignore ce que les personnes considèrent comme relevant du secret personnel.
L'amnistie peut aussi poser quelques problèmes. N'entraîne-t-elle pas la destruction de tout dossier d'une affaire amnistiée? Faut-il, par exemple, détruire le dossier du procès du Général Salan ? Quelqu'un qui citerait des faits à partir de ce dossier violerait la loi, or, ces faits ayant été rapportés dans tous les journaux au moment du procès, a-t-on le droit de citer la presse ? La loi doit clarifier la situation. Enfin, si l'amnistie est faite pour protéger les individus, jusqu'à quand cette protection s'applique-t-elle ?
Nous devons être également sensibles au poids sociologique des questions mémorielles. Que l'on songe, par exemple, à l'influence des anciens combattants sur la politique française en 1939 ! En ce temps-là, 16 places étaient réservés pour les mutilés dans chaque wagon de métro…
S'agissant des programmes scolaires, il ne me paraît pas souhaitable que la loi entre dans les détails historiques : en effet, si la loi est pérenne, la mémoire et l'Histoire fluctuent en fonction des recherches et des points de vue. Depuis vingt ans, par exemple, on redécouvre la prospérité de la France du Second Empire alors que cette période était considérée jusqu'alors comme infâme. Les circonstances évoluant, toute fixation législative de l'Histoire peut être dangereuse. La législation ne doit pas fixer des contenus mais indiquer les sujets dont il importe de parler. Qui plus est, personne ne pourra jamais ordonner à un professeur de tenir tel ou tel propos dans sa classe.
Toute législation, enfin, doit d'autant plus tenir compte de ses éventuelles répercussions internationales que les échanges sont beaucoup plus nombreux entre scientifiques et intellectuels. Je serais blessé de constater qu'un étranger contestant notre mode de fonctionnement en la matière aurait néanmoins toutes les raisons de le faire.