Monsieur Viollet, s'agit-il d'une décision symbolique ou de rupture ? Sans en surestimer l'importance – après tout, il s'agit de faire partie d'un énième comité –, il ne faudrait pas non plus la prendre à la légère car c'est bien une décision symbolique, dans le sens où la France accepte de jouer pleinement son rôle au sein de l'Alliance. En outre, cette décision mettra fin à l'ère du soupçon. En effet, alors qu'elle est l'une des plus grandes nations au monde en termes de défense, la France est systématiquement soupçonnée de jouer un double jeu, d'avoir un pied dans l'Alliance et un pied en dehors, d'être alliée des Américains mais pas totalement, de participer aux opérations de l'OTAN tout en étant en retrait. Si, par le passé, nous avons tiré un bénéfice de cette position, c'est de moins en moins vrai. Nous devons passer de l'ère du soupçon à celle de la confiance, dans laquelle nous gardons tout notre indépendance et disons les choses clairement sans que l'on puisse nous accuser d'une quelconque arrière-pensée. C'est un aspect politique absolument majeur.
Par ailleurs, c'est le bon moment pour faire ce choix. Si nous ne le faisons pas, nous resterons plusieurs années encore dans cette position quelque peu bancale et je crains que cela ne nous affaiblisse, tant sur le plan politique que diplomatique. Pourquoi est-ce le bon moment ? Tout d'abord, parce que la France et l'Allemagne ont réussi politiquement à bâtir un certain nombre de choses : la présence de troupes allemandes sur le sol français en est un exemple, la position que nous avons adoptée au sommet de Bucarest face à une éventuelle adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'Alliance atlantique en est un autre, sans parler de l'organisation du sommet de l'Alliance atlantique à Strasbourg-Kehl.
Un autre élément majeur justifie que nous prenions cette décision maintenant. Même s'il s'agit d'une évidence absolue, je rappelle que l'administration américaine a changé. On ne peut à la fois se réjouir de l'arrivée aux États-Unis d'un président démocrate plus ouvert et ne pas profiter de cette opportunité. C'est une décision que nous pourrions fort bien reporter mais le fait de l'annoncer au moment où le président américain nouvellement élu se trouvera sur le sol français n'est pas un élément que l'on peut négliger.
La question du concept stratégique est majeure. L'Alliance est fondée sur le principe de l'article 5 de la Charte de l'Alliance atlantique, dont je rappelle qu'il n'a été mis en oeuvre qu'une seule fois dans l'histoire de l'Alliance, au profit de l'État qui ne devait pas en profiter, à savoir les États-Unis, et que sa définition est implicitement géographique – c'est le camp occidental contre l'Est et le camp soviétique. Si l'Alliance intervient désormais en dehors du champ très étroit de l'article 5, ou alors selon une interprétation très large de cet article, hors de toutes limites géographiques, c'est simplement parce qu'il n'existe pas dans le monde une autre alliance militaire susceptible de le faire ! D'où l'intervention en Afghanistan et en Asie centrale. Et lorsqu'il faudra envoyer des forces d'interposition importantes au Proche-Orient, ce sera l'OTAN qui le fera, parce qu'il n'existe rien d'autre ! Il faudra un jour se poser la question de savoir s'il est opportun que l'Alliance atlantique vienne à la rescousse de tous les conflits de haute intensité, simplement parce qu'il n'y a pas d'autre possibilité militaire. Ce débat doit avoir lieu dans le cadre de la redéfinition du concept stratégique.
La principale menace qui pèse actuellement sur nos pays est le terrorisme, qui peut être civil, le fait d'une organisation militaire ou d'un groupuscule. L'OTAN est-elle l'organisation la mieux adaptée pour réagir face à de telles menaces ? Existe-t-il d'autres stratégies ? Cette question doit impérativement être posée. Ce qui se passe en Afghanistan montre bien que le problème n'est pas de gagner la guerre mais de gagner la paix après la guerre. C'est tout aussi vrai pour l'Irak. Il faut trois mois pour gagner une guerre, dix ans pour garantir la paix et la stabilité ensuite. Est-ce à l'OTAN de le faire ? Qui prend le relais lorsque la guerre est terminée ? Comment s'organise-t-on ? Qui paie ? Toutes ces questions doivent être posées dans le cadre du concept stratégique.
L'OTAN doit-elle jouer un rôle civil ? Lorsque la situation est assainie, lorsqu'on a remporté une guerre, il faut faire de la reconstruction civile. L'OTAN est-elle équipée pour cela ? A-t-elle vocation à reconstruire des routes, des maisons, et à assurer la sécurité de ces reconstructions ? Cette question fait débat, mais le concept stratégique actuel n'y apporte aucune réponse. L'Alliance doit-elle intervenir pour lutter contre le trafic de drogue et les narcotrafiquants, pour éliminer les champs de pavots dans le sud de l'Afghanistan ? A-t-elle la légitimité et la capacité pour le faire ? Personne, aujourd'hui, n'a de réponse à cette question. Or, c'est bien le trafic de drogue qui nourrit l'instabilité et le risque d'un retour au désordre en Afghanistan.
Quelle relation devons-nous avoir avec la Russie, qui, bien que partenaire de l'Alliance atlantique, la regarde avec méfiance ? Quelle relation voulons-nous avoir avec la Chine, qui a marqué son intérêt pour un partenariat direct avec l'OTAN ? Quels moyens employer ? Qu'en est-il du système des caveat ? Pouvons-nous continuer à accepter, au sein de l'Alliance atlantique, que des troupes européennes présentes en Afghanistan ne bougent pas de leur caserne ? Certains pays se sont imposés tellement de caveat que leurs troupes ne tirent pas un seul coup de feu ! Peut-on considérer que ces troupes participent au maintien de la paix et à la sécurité en Afghanistan ?
Toutes ces questions doivent être posées dans le cadre de la redéfinition du concept stratégique.
S'agissant de l'Afghanistan, j'ai écrit une tribune dans Libération il y a un an, lorsque j'étais député, dont je ne retire pas un mot : nous devons y être présents. Il est légitime d'augmenter notre présence militaire mais nous devons savoir selon quelle stratégie et avec quels moyens de sortie, notamment dans le domaine civil. Pour l'heure, nous n'avons pas de réponse à ces questions. Pierre Lellouche vient d'être nommé représentant spécial de la France pour l'Afghanistan et le Pakistan et il aura la possibilité de dialoguer avec un homologue allemand, un homologue britannique et un homologue américain, qui sera M. Holbrooke, ce qui devrait permettre d'améliorer les choses.
Le bouclier antimissile, j'en conviens, pose la question de la dissuasion qui, par principe, suppose que l'on puisse se dispenser d'un tel bouclier. C'est une discussion que nous avons régulièrement avec les Américains depuis bientôt huit ans.
Je me rends dès demain dans les pays d'Europe centrale et orientale, qui, j'en suis certain, accueilleront la décision française avec beaucoup de soulagement, ce qui nous permettra d'engager rapidement des projets concrets en matière de défense européenne.
Quant à nos relations avec la Russie, je pense que nous n'aurons pas de problèmes, car les Russes préfèrent que les choses soient plus claires et plus simples. En revanche, dans le cadre du concept stratégique, il nous faudra rapidement redéfinir nos relations avec la Russie, dont l'instabilité et l'évolution sont inquiétantes. La Russie a deux problèmes majeurs : son développement démographique, caractérisé par une population concentrée à l'ouest et à l'est du pays, où elle est colonisée par d'autres pays, et une économie qui ne repose que sur les matières premières, dont les cours s'effondrent. Cela crée une profonde instabilité dans un État qui se trouve être le plus grand du monde. C'est une question importante pour le monde entier, en particulier pour les pays de l'Alliance atlantique.