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Intervention de Marie-Albane de Suremain

Réunion du 22 juillet 2008 à 15h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Marie-Albane de Suremain :

La formation d'enseignant est difficile et importante. Elle ne doit pas être sacrifiée.

Je voudrais revenir sur l'articulation entre les relations réciproques, tout à fait dialectiques, entre l'histoire et la mémoire, en me plaçant du point de vue de la praticienne confrontée à l'enseignement du fait colonial et des questions des traites et de l'esclavage. Comment aborder dans les classes ces questions qui mêlent de façon très intriquée la mémoire et l'histoire ?

On a besoin du travail sur les mémoires, qui sollicite la recherche historique, la fait avancer et lui donne parfois un espace public où elle peut s'exprimer et être reconnue. Dans les classes, on peut travailler en articulation avec cette prise en compte des mémoires, pour produire du savoir et de la connaissance historiques.

Je voudrais souligner l'importance d'une double démarche, faite de compréhension et de distanciation. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne pour produire un travail intéressant.

Dans le cadre d'un programme de recherche intitulé EURESCL – comme « Europe-esclavage » – nous avons tenté, avec des collègues, de fédérer des travaux lancés déjà depuis plusieurs années, pour voir comment aborder les questions relatives aux traites et à l'esclavage, ou au fait colonial. Il s'agit de répondre à une forte demande sociale, qui peut être inquiétante et qui souvent déstabilise les enseignants, tout en essayant de ne pas se laisser dicter sa démarche et son comportement, d'apporter quelque chose de spécifiquement historique et de former des élèves, et donc des citoyens, actifs, autonomes et capables d'agir dans le monde contemporain, qui est très complexe.

Il nous a semblé très efficace de partir d'une histoire incarnée, en s'intéressant aux acteurs, qu'ils soient individuels ou collectifs ; il s'agit notamment de retrouver des groupes, des anonymes, des « sans voix », tout le monde n'ayant pas été un personnage célèbre. Nous avons décidé de nous appuyer très rigoureusement sur des traces, par exemple sur des documents d'archives, qui intéressent toujours beaucoup les élèves, comme sur des récits historiques et spécifiques qui, bien que non littéraires, ont aussi une forme de dramatisation ; la littérature de jeunesse peut ainsi être très intéressante et utile à l'école primaire ou au collège.

S'appuyer sur toutes ces ressources est une façon d'incarner l'histoire de ces acteurs, de donner de la chair à cette histoire qui risquerait, sinon, de rester très formelle. Pourquoi s'en tenir, s'agissant des traites, à des chiffres et à des statistiques qui, en soi, sont effrayants mais qui risquent de donner un caractère totalement abstrait aux évènements ?

Partir de récits de vie est un moyen d'entrer dans un itinéraire personnel, de retrouver cette histoire incarnée qui est déjà émouvante et bouleversante et d'en montrer la complexité : qui sont les personnes réduites en esclavage, par quel processus, quelles ont été les relations entre traitants africains et européens, quelles ont été les modalités de transport, y a-t-il eu des réactions d'opposition, de résistance, d'accommodement ? On peut ainsi arriver à poser des questions. Cette approche très problématique de l'histoire permet de ne pas asséner une vérité – ce qui n'entraînerait pas un investissement intellectuel et émotionnel des élèves – même s'il ne faut pas en rester là.

S'agissant de la colonisation, nous avons également travaillé à partir de récits de vie. Nous sommes partis de récits de vie de jeunes paysannes africaines déportées de Haute-Volta en Côte d'Ivoire pour du travail forcé dans des plantations. Cela permet de saisir un aspect de la colonisation telle qu'elle a été expérimentée par des colonisés, et pas seulement à partir des discours de l'administration coloniale sur l'oeuvre de mise en valeur.

Mais l'histoire, même faite en classe, n'est pas un récit univoque. On peut très bien confronter différents points de vue : celui de l'administrateur colonial, les résultats économiques : développement des plantations, de la production de café et de cultures commerciales et de modes de transports ; et le point de vue des colonisés. Une telle confrontation ne permet pas d'être exhaustifs, mais de montrer la complexité du monde à partir de ces parcours de vie.

Il ne s'agit pas seulement de jouer sur l'émotion, même si l'on sait très bien pédagogiquement qu'elle est un moyen de toucher et d'intéresser les élèves, mais aussi de construire une analyse historique permettant de bâtir des catégories : les acteurs, les enjeux, et de recontextualiser ces récits. On rentre ainsi dans un processus d'historicisation de ces récits et l'on sort de ce qui risquerait, autrement, de n'être qu'une incantation mémorielle qui pourrait être extrêmement délétère.

En l'occurrence, on peut construire des modèles et réfléchir à ce qu'est l'asservissement, ce qu'est l'exploitation économique, mais aussi à ce qu'est la négociation, l'accommodement, la résistance – ou plutôt les formes de résistance. C'est une démarche d'analyse historique et, par la même, libératrice.

L'enjeu de cette analyse est double. D'abord, un enjeu intellectuel, puisque l'on construit des éléments d'analyse qui sont transférables à d'autres situations ; on rejoint ainsi un des fondamentaux de l'enseignement de l'histoire, qui est d'acquérir des connaissances, mais surtout des méthodes d'analyse historique de la complexité, qui permettent ensuite aux élèves de se repérer dans un monde contemporain extrêmement complexe et où ils sont soumis à un afflux d'informations, en ayant quelques notions clé construites, en l'occurrence l'exploitation économique ou la résistance. Cela leur permet de décrypter toute une série de situations qui ne sont pas limitées aux cas précis qu'ils ont pu étudier en classe.

Ensuite, un enjeu de décentrement et de déconstruction d'éventuelles assignations identitaires. C'est en cela qu'il peut être si fécond de travailler sur ces questions très sensibles de traites et d'esclavage. Mais on peut envisager d'aborder d'autres questions. Sortir des points de vue particuliers en mettant à jour des processus permet de comprendre ce qu'il y a de commun dans l'expérience historique et d'élaborer des éléments d'universel. Si l'on interroge des élèves, l'esclave est un Noir, un Africain. En revanche, si l'on travaille sur ce que représente le fait d'être esclave, sur le processus de mise en dépendance, de servitude, de traite et d'exploitation, on arrive à construire des catégories et l'on se rend compte que cette question de l'esclavage n'est pas intrinsèquement et nécessairement liée à l'identité d'un groupe. Il se trouve qu'historiquement, en effet, les Africains ont été massivement touchés. Mais cette question permet aussi de travailler sur l'esclavage dans la longue durée et d'établir des connexions entre des situations historiques différentes. Cela est très libérateur, dans la mesure où cela permet de casser les associations identitaires qui peuvent être très ambiguës et très gênantes : ils sont esclaves et donc, nécessairement, Noirs – et éventuellement, l'inverse, ce qui est encore pire.

Cette question de l'esclavage est très clairement au programme des collèges, s'agissant de l'époque moderne. Mais elle apparaît en filigrane dans la période médiévale, dans l'Antiquité, et l'on peut se demander s'il existe aujourd'hui encore des formes d'esclavage. C'est une façon d'utiliser ses connaissances pour être actif et se comporter en citoyen, au nom des valeurs de liberté et de fraternité.

Les demandes mémorielles, légitimes font avancer la recherche et modifient l'histoire enseignée. On est très heureux lorsque l'on peut les articuler, les associer aux programmes qui existaient déjà pour qu'elles ne restent pas des chapitres un peu clos, un peu fermés sur eux-mêmes. Ces thématiques finalement fondamentales, transversales, concernent l'histoire des départements d'outre-mer, mais aussi celle de l'hexagone, de l'Europe et du monde. Il est très important d'en faire un outil de réflexion, qui puisse traverser différents chapitres, par exemple l'histoire de la Révolution française. Et là, on se rend compte que la question de l'esclavage est essentielle : elle permet de comprendre la portée et l'efficacité d'une Déclaration universelle des droits de l'homme ; la situation de l'esclave permet de mesurer l'efficacité, ou non, de déclarations politiques et de voir ce que signifie « droit naturel » et « droit positif ». C'est la fonction heuristique de ces notions. On pourrait également travailler sur la question du libéralisme économique à partir de cette question de l'esclavage au XIXe siècle.

Pour aborder ces questions socialement sensibles et donc difficiles, qui mettent souvent mal à l'aise les enseignants à cause de ces pressions et de cette demande, la formation scientifique ne doit pas être sacrifiée : la formation initiale pour que les enseignants soient bien formés sur les critères scientifiques majeurs ; la formation continue, qu'il convient d'encourager. L'histoire est en perpétuel mouvement et renouvellement. On ne peut donc pas imaginer que des enseignants, après un certain nombre d'années d'études, aient un bagage suffisant pour pouvoir aborder toutes les questions qui se poseront au cours de leur carrière.

Sur ces questions d'enseignement et de parcours pédagogique, il n'y a pas de prescriptions obligatoires de l'institution, qui laisse une grande liberté aux enseignants. C'est dans ce cadre que le programme EURESCL essaie de travailler. Il propose, à travers un site qui sera ouvert à la rentrée, toute une série de documents, de traces, avec des pistes d'exploitation pédagogique. Il s'agit de favoriser l'articulation entre la recherche en train de se faire et qui progresse, et les enseignants en quête de formation et d'informations.

Nous avons pensé à des documents qui permettent de suivre des parcours de vie, d'esclaves et de colonisés. Les jeux de rôles sont très intéressants, bien que peu couramment utilisés dans l'enseignement français ; mais comme nous sommes un site européen, nous essayons d'échanger des pratiques pédagogiques. J'ajoute que ce site est non seulement européen, mais aussi africain et haïtien.

Les jeux de rôle permettent aux élèves d'investir des personnages historiques, de les mettre dans des sortes de tribunaux virtuels, en tout cas d'espaces où des arguments peuvent être échangés. Il s'agit de confronter les arguments d'une époque, non pas d'affirmer son opinion, mais d'investir son personnage, de voir quelle argumentation il pouvait développer, de se l'approprier et de la confronter avec les arguments d'autres personnages historiques investis par d'autres élèves. Cela permet un décentrement très important : on ne tombe pas forcément sur un personnage que l'on trouve très sympathique, mais c'est une façon de comprendre une époque. On peut dresser une sorte d'image de l'état des forces et des arguments à un moment donné, et tester les capacités d'argumentation des élèves. Ceux-ci, par exemple, sont persuadés, avec leur point du vue d'élèves du XXIe siècle, que l'esclavage est un crime contre l'humanité absolument épouvantable. Mais quand les arguments sont échangés, les esclavagistes donnent parfois du fil à retordre aux abolitionnistes. C'est une façon, finalement très civique, pour les élèves, de comprendre qu'on peut être persuadé du bien fondé de sa position, mais que si l'on n'est pas capable de la démontrer, elles est quasiment nulle et non avenue. Ils reçoivent une leçon d'humilité et sont confrontés au décentrement de l'historien qui est là pour comprendre les périodes, sans juger, sans excuser, sans porter de jugement de valeur, mais pour essayer de comprendre des logiques et en tirer des leçons citoyennes.

Sur ces questions socialement très sensibles, il faut se garder d'opposer brutalement histoire et mémoire. Il faut les travailler en interaction les unes par rapport aux autres, sachant qu'elles sont spécifiques et que le professeur d'histoire est le professionnel de l'histoire qui enseigne une discipline. L'histoire enseignée doit rester très proche et très articulée à l'histoire scientifique.

Le professeur d'histoire est engagé dans une démarche spécifique. Il a un positionnement particulier, qui fait qu'il peut travailler à partir de la mémoire – c'est d'ailleurs une manière de toucher les élèves – mais qu'il va produire autre chose : il va produire un discours historique, il va aider les élèves à s'approprier des méthodes scientifiques, celles de l'analyse scientifique. C'est un bagage immense qui peut aider à la formation du citoyen durant toute sa vie.

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