Je vous remercie de donner la parole à la psychologie de terrain, que je représente ici. Beaucoup de choses ont été dites, auxquelles j'aurais parfois souhaité pouvoir répondre directement. Je vais essayer de peigner les propos qui ont été tenus en donnant quelques éléments psychologiques qui me paraissent importants.
J'énoncerai, en introduction, deux principes généraux.
Premièrement, la réalité psychique d'un individu souligne toujours la difficulté d'articuler la vérité historique avec l'émotionnel et le pulsionnel. Cela pose un grand problème, dès l'entrée d'un enfant à l'école. Comment va-t-il réagir à ce qui va être dit, à ce qu'on va lui demander, à ce qu'il va faire et, plus largement, à son entourage ?
Deuxièmement, l'enseignement de l'histoire est le passage d'une histoire fracturée et individualisée à une histoire commune et partagée, tout en évitant de gommer les différences entre les individus et les particularités de chacun. Ce passage repose sur une mémoire qui est de l'émotion partagée, sur des témoignages d'une énorme fragilité, ainsi que, comme cela a été dit, sur une mémoire subjective. Je ne m'étends pas sur le sujet pour essayer de répondre à vos deux questions.
Sur les programmes, je n'ai a priori pas grand-chose à dire, si ce n'est qu'ils sont, pour moi psychologue, capitaux, et cela pour deux raisons : ils sont un guide pour les enseignants, ils leur permettent de savoir où ils vont en ayant une vision globale de l'enseignement.
Cela dit, ces programmes doivent répondre à deux impératifs sur le plan psychologique. Premièrement, ils doivent s'adresser à trois sortes de mémoire : la mémoire archéologique. c'est-à-dire la connaissance de ce qui s'est passé, la mémoire référentielle, portant sur les valeurs, les croyances et les comportements – sur ce terrain, les psychologues et les historiens s'affrontent parce que les comportements que nous, psychologues d'aujourd'hui, observons ne sont pas les comportements de ce qui se passait dans l'histoire –, la mémoire rituelle, c'est-à-dire l'ensemble des choses que l'on s'efforce de répéter, qui a une dimension psycho-sociale et où l'apprentissage parental a son importance.
Deuxième impératif : les programmes doivent intégrer, à la fois une mémoire « héroïsante », mettant en exergue les valeurs que proposent les héros, et une mémoire tournée vers les victimes qui est une reconnaissance fondée non pas sur la grandeur mais sur la souffrance et l'offense. C'est l'équilibre de ces deux approches qui permet de se situer dans la problématique historique. Si les programmes parvenaient à intégrer ces deux balances, on devrait arriver à faire quelque chose.
Un autre élément me paraît important : à la notion de « programme » devrait être associée celle de « projet ». Si le programme ne répond pas à un projet ou si le programme n'est pas lui-même un projet, je vois mal comment on peut faire.
Le deuxième volet de la table ronde, relatif à la pédagogie, est plus intéressant pour moi.
J'insiste en premier lieu, à la suite de M. Rioux, sur l'importance des notions d'espace et de temps. Nous observons, depuis une quarantaine d'années, une évolution de la psychologie de l'enfant et de l'adolescent. Les enfants d'aujourd'hui sont ceux de l'image et de l'instantanéité. Nous rencontrons de gros problèmes sur le terrain pour faire comprendre aux enfants ce qui est instantané, ce qui est réel et leur faire distinguer le vrai du faux. Un enfant de quatre ou cinq ans est actuellement incapable de distinguer à la télévision ce qui est vrai et ce qui est faux. Les chaînes d'information permanente, qui diffusent donc théoriquement ce qui est vrai, sont obligées d'indiquer l'heure en permanence pour montrer qu'elles traitent d'informations réelles.
On assiste à une évolution encore plus importante : une demande effrénée de devenir grand chez certains individus, et une demande tout aussi effrénée de rester jeune chez d'autres. Jusque dans les années 1980, nous disposions d'une borne assez pratique qui marquait en gros le passage de l'enfance à l'adolescence : l'entrée en sixième. Or, actuellement, les comportements adolescents commencent à partir de sept ou huit ans – voire six ans, comme j'ai eu un cas l'année dernière – et des comportements très puérils perdurent au collège jusqu'à quatorze ans, correspondant à la classe de quatrième. Résultat, on n'a plus de borne marquant le passage d'un état à un autre, mais une fourchette de comportements entre huit et quatorze ans, ce qui entraîne des difficultés énormes pour les enseignants. Ils ne disposent pas des moyens matériels à l'école primaire pour gérer les comportements adolescents, et au collège pour gérer les problèmes des enfants ayant conservé des comportements très jeunes. C'est un gros problème, qui renvoie à celui de la formation dont a parlé Mme Ernst. Faut-il entraîner les enseignants à faire face à tous les types de comportements ?
Par ailleurs, il faut leur donner les moyens de répondre à l'instantanéité à laquelle ils sont en permanence confrontés. Pour aller vite, je prends un exemple qui, personnellement, m'a énormément frappé. Le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats du World Trade Center, j'étais dans l'école maternelle où se trouve mon bureau quand une enseignante est venue me voir, complètement déboussolée, après qu'un enfant de quatre ans lui eut demandé : « Maîtresse, pourquoi papa hier a bu le champagne ? ». Cela a soulevé une énorme problématique dans la classe, dans toute l'école maternelle et jusque dans l'école primaire d'à côté parce que l'inspecteur de la circonscription avait demandé que l'on parle de l'événement et que les enseignants répondent aux questions des enfants. L'enseignante, vous vous en doutez bien, n'a pas répondu à cet enfant. Elle était dans l'émotion pure. Quand on réalise le choc qu'a été le 11 septembre pour tout le monde, y compris les enseignants, une telle question a été vécue comme un événement traumatique, émotionnel pur. Les enseignants ne sont pas préparés à affronter de telles situations. Il va falloir les former à répondre à l'instantanéité des choses. C'est très compliqué parce que cela ne relève pas que de la psychologie pure, mais d'un mélange de psychologie, de sociologie et d'histoire. Pour l'instant, on ne sait pas faire. Il faut que les formateurs réfléchissent à la question.
Il est un autre point qui me touche : les psychologues ont beaucoup de travail sur le terrain à gérer les conséquences des fameux devoirs de mémoire sur les enfants. C'est un phénomène qui n'est pas maîtrisé. Je ne vois pas qui, à part les psychologues, pourraient, sur le terrain, « récupérer, réparer et réapproprier » lorsqu'il y a des réactions problématiques. Cela représente actuellement un grand travail. Les psychologues s'en acquittent relativement bien, quoiqu'il ne soit pas toujours facile d'identifier des cas de difficulté.
J'aurais encore beaucoup de choses à dire mais je conclurai en précisant que, pour moi, la pédagogie a une double facette.
Elle commence par une action culturelle intense dès le début de la prise de conscience culturelle de l'enfant, c'est-à-dire aux alentours de deux, trois ans. À cet âge, elle n'est pas l'apanage de l'école mais déborde sur l'entourage de l'enfant : les parents et, plus généralement, tout le tissu social. Cette action culturelle intense doit, ensuite, se conjuguer avec une interaction que j'appelle classique, parce que normale – consistant à permettre l'amélioration de la compréhension à travers l'échange de questionsréponses entre l'élève et le professeur, le tout devant déboucher sur une expression que j'aime bien mais dont je n'ai pas retrouvé l'auteur : « un attachement critique à la culture commune ». Si l'on est capable de s'attacher de façon critique à ce que l'on a en commun, cela signifie que l'on est capable d'être citoyen – et l'école aura alors fait son travail.