Je reviendrai au thème de la table ronde : « Entre histoire et mémoire, quelle approche du passé en milieu scolaire ? ». Pour nous, professeurs d'histoiregéographie, l'approche doit privilégier l'histoire sans nier, évidemment, l'apport de la mémoire, qui est utile pour montrer la diversité des points de vue. Mais l'histoire dépasse ces mémoires. Elle les replace dans un ensemble plus vaste et plus contradictoire. Elle a une fonction critique, utile pour croiser ces mémoires.
Il faut également souligner, comme l'a très bien fait Jean-Pierre Rioux, qu'on n'étudie pas le passé pour le passé mais pour éclairer le présent.
Concernant le premier sous-thème résumé par les questions : « Faut-il que l'école accorde une attention privilégiée à certains faits historiques ? Pourquoi ? Qui doit en décider ? », je ferai remarquer que, s'il est évidemment nécessaire de trier dans les événements pour éviter l'encyclopédisme et la surcharge, trop d'événements tuant l'événement, il est non moins nécessaire de choisir des périodes de rupture dans l'histoire – comme la Révolution française ou la période de la Résistance – et des périodes de continuité : comme l'essor de l'Occident au XIIe siècle, tout en pouvant remonter très loin en arrière, l'Europe de la Renaissance, l'Ancien Régime, le siècle des Lumières.
Pourquoi privilégier certains événements historiques ? Des réponses ont déjà été apportées par les précédents intervenants. Les événements récents ne sont pas le meilleur moyen de comprendre l'histoire. Comme l'a souligné Jean-Pierre Rioux, le danger de notre époque est le présentisme, qui nous est asséné en permanence par les médias. Le meilleur moyen d'y échapper est de revenir en arrière. Pour Jacqueline de Romilly, l'école est un détour, un décentrage. C'est pourquoi il est très bon pour de jeunes élèves de retourner dans le passé par l'évocation de la Grèce à travers des récits. Le récit est très important pour les élèves de CM1 et CM2 comme pour les élèves de collège. Il ne faut pas en avoir peur, ni des figures telles qu'on en trouve dans l'Iliade et l'Odyssée. Les élèves doivent prendre de la distance par rapport à la société dans laquelle ils vivent. C'est pourquoi il est important qu'ils aient des exemples dans les grandes périodes de l'histoire, depuis l'époque ancienne en remontant par l'époque médiévale, moderne, contemporaine.
L'étude des grandes religions permet aussi de les replacer dans le contexte de leur époque, que ce soit le judaïsme, le christianisme ou l'islam. Pour comprendre l'orthodoxie et la coupure dans les Balkans, il faut connaître le grand schisme de l'Occident chrétien de 1054. De même, l'étude de la traite négrière et de l'esclavage suppose de connaître la première colonisation du XVIIIe siècle et son abolition au XIXe siècle. La Révolution française ne peut se comprendre sans savoir ce qu'étaient l'Ancien Régime et la monarchie absolue. L'étude de la décolonisation ne va pas sans celle de la colonisation.
Par ailleurs, le contenu des programmes dépend du moment où ils ont été conçus et rédigés et il est renouvelé tous les cinq ou dix ans, ce qui est heureux. Mais les professeurs peuvent aborder des sujets qui ne sont pas au programme à la suite de questions posées par leurs élèves ou d'événements particuliers, comme le tsunami ou les attentats du World Trade Center.
Qui doit décider du contenu des programmes ? Les politiques ont le droit de s'intéresser aux programmes inscrits dans l'enseignement élémentaire et secondaire mais il faut laisser à l'Éducation nationale et aux experts en son sein le soin d'entrer dans les détails du contenu de l'enseignement. Il est bon également de distinguer de l'enseignement, les commémorations nationales qui relèvent du politique : par exemple, le 11 novembre, le 8 mai, le 14 juillet. Qu'il y ait une journée de commémoration de l'esclavage, le 10 mai, est très utile pour vivifier le travail scolaire réalisé en amont. La journée de commémoration de l'holocauste et de la prévention des crimes contre l'humanité, le 27 janvier, permet, après la commémoration, de faire un travail de prévention. Mais cela demande du temps, un travail collectif en amont, des équipes prêtes à se mobiliser. Il faut aussi éviter un abus de commémorations. Compte tenu du nombre de thèmes d'étude, il pourrait y avoir une commémoration par journée. Il est donc nécessaire de procéder à un tri.
Au lieu d'unir le corps enseignant, la journée Guy Môquet l'a divisé. Des polémiques ont éclaté alors qu'il fallait prendre du recul, replacer la vie de Guy Môquet dans le contexte de son époque et la relier à celle de tous les jeunes de la Résistance.
Il faut se féliciter que l'Assemblée nationale ait mis en place une mission pour réfléchir aux questions mémorielles et à l'enseignement de l'histoire, qui est essentiel à la formation des futurs citoyens. Les représentants de la nation doivent, en effet, se préoccuper de la place de l'histoire dans le cursus scolaire, de l'école élémentaire à la Terminale. Sans nier l'apport de l'histoire régionale et locale, des programmes nationaux sont nécessaires. Peut-être, un jour, rédigera-t-on des programmes européens.
Faut-il aller au-delà ? Les programmes et les contenus relèvent du ministère de l'Éducation nationale, qui met en oeuvre les procédures nécessaires pour aboutir au consensus le plus large. Il n'est que de citer la grande commission de réflexion mise en place en 1983-1984 par le ministère à la suite du rapport Giraud. Présidée par l'historien Jacques Le Goff, elle s'intéressait pour la première fois à l'histoire enseignée de l'école élémentaire au lycée. Une autre commission, la commission Joutard, a mis en exergue trois lacunes de l'enseignement : l'histoire des religions et du fait religieux, l'histoire des arts, qui revient heureusement en pleine actualité, et l'histoire des sciences et des techniques.
Ces programmes doivent être révisés régulièrement et leur libellé doit être le plus neutre possible dans la mesure où l'on est dans une République démocratique et laïque.