Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Jean-Pierre Rioux

Réunion du 22 juillet 2008 à 15h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Jean-Pierre Rioux :

Je parlerai en historien et non pas comme ancien inspecteur de l'Éducation nationale, même si je n'ai rien oublié de cette époque et d'autres aventures historiques antérieures.

Pour répondre à vos questions, monsieur le président, il me paraît bon de balayer l'actualité des quinze derniers jours en se demandant à quoi nous aimerions que l'école intéresse les élèves. J'énumère les événements « bruts de décoffrage ». Un de nos ministres, Jean-Marie Bockel, vient d'annoncer à Strasbourg l'indemnisation des « Malgré-elles ». Un juge de Dortmund enquête actuellement, à Maillet, en Indre-et-Loire, sur les 124 habitants abattus par les SS en août 1944. On peut se demander à quel titre, pourquoi, comment, avec qui et pour quels effets ? On vient d'explorer assez solennellement, dans une page entière d'un de nos grands quotidiens, les cris d'alarme lancés, notamment par les pays d'art et d'histoire, à propos des assises de sauvegarde du patrimoine, bien connus des élus locaux. Un colloque vient de se ternir – en l'absence, hélas, de Mme la ministre – sur le thème : « Que fait-on des églises ? » désormais quand on est une collectivité territoriale. On vient d'annoncer tout de go que le camp des Milles à Marseille sera restauré en 2012 sans qu'il soit précisé qu'il n'y aura pas érection d'un mémorial national de la France outre-mer, en dépit des conventions passées entre la ville et l'État et le financement prévu. Personne ne parle du succès rencontré par des opérations comme « Les portes du temps » qui mènent des jeunes dans plusieurs hauts lieux patrimoniaux : château de Pau, La Rochelle, la maison Clément en Martinique. De nombreuses confusions sont faites. A côté d'initiatives remarquables comme la notion de « Shoah par balles » lancée avec courage et succès par le père Patrick Desbois ou la publication prochaine d'un livre de première main sur les vichysto-résistants, nous avons tous entendu les pires divagations sur les définitions comparées du crime de guerre, du crime contre l'humanité et du génocide – triangle redoutable !

Nous subissons un assaut d'initiatives qui prennent un tour d'extrême confusion, de rivalités et d'escalade dans une sorte de compétition et observons un rapport de plus en plus émotionnel, aigu et activiste au passé. La tâche de la représentation nationale devrait être, non pas de dédramatiser, mais de tenter de sortir de la situation actuelle par le haut face aux incohérences des politiques de mémoire menées depuis quelques années et aux mesures – officielles sans l'être tout en l'étant – qui, d'une manière ou d'une autre, touchent l'école et accroissent la perplexité des enseignants et leur difficulté à traiter le plus honnêtement et le plus correctement possible ce qui leur est demandé. Il ne faut pas se fixer sur le face-à-face assez convenu entre histoire et mémoire, sur lequel tout le monde peut disserter assez aisément pour peu qu'il prenne la peine de lire dix pages de Paul Ricoeur. C'est là une solution de facilité qui, pour ma part, me trouble beaucoup.

Comment sortir de la situation actuelle par le haut ?

On en sortira si l'on considère que l'histoire n'est pas la science du passé mais celle du temps. Un enseignement d'histoire doit tenter d'inscrire cette notion à bride abattue et au grand galop dans les cervelles des nouveaux venus. Il est urgent, pour les mettre debout sur leurs pattes, de leur enseigner cette réalité. Or cela est d'une rare complexité et d'une rare difficulté aujourd'hui car notre société, comme quelques autres, est prise dans une sorte de turn over temporel qui nous déstabilise, adultes comme jeunes, dans notre relation habituelle à la succession des faits, aux rapports des êtres les uns aux autres, ainsi qu'aux rapports de force sociaux, économiques et culturels. Nous vivons une fracture temporelle. Le « présentisme » ambiant, « l'instantanéité » ambiante, laissent libre court au présent, ignorent ou récusent l'avenir et l'au-delà et, du coup, instrumentalisent, à tout hasard et à tout va, le passé – et donc l'histoire, la mémoire, qu'elle soit collective, nationale, particulière ou même identitaire. L'immense rouleau compresseur du présentisme aggrave toutes les ruptures de charge de la temporalité que l'économie, la société, la culture avaient pu accumuler ou laisser latentes. Je pourrais multiplier les exemples. Je me suis permis d'expliquer ce phénomène il y a peu de temps dans un tout petit livre. Tout cela se passe dans un monde malaxé par les médias, dans un monde qui, comme dirait Tocqueville, arrive à une sorte de parousie démocratique. Le temps des démocraties est un temps de présent autarcique, le temps d'une société humaine qui se posséderait elle-même en choisissant sa propre loi. Mais non ! C'est celui « d'une humanité possédée par son propre reflet », écrit Tocqueville « prisonnière de lui et suivant mollement le cours de sa destinée. » Nous y sommes.

Cela rend d'autant plus urgent tout ce que nous disons depuis le début. L'urgence est plus décidée et peut-être un peu plus iconoclaste. C'est pourquoi je me permets de parler en tant que simple historien. Je pense que l'école aujourd'hui a un rôle décisif dans une société en dégringolade complète – et active – sur tout ce qui touche à la transmission, aux héritages et à la réciprocité à la fois entre les êtres et entre un passé, un présent et un avenir. Il y a là une charge nouvelle pour l'école, d'ampleur considérable. À l'évidence, l'école ne réussira pas tout. La famille, les collectivités, les entourages doivent être à l'oeuvre eux aussi. Il faut restaurer un sens de l'espace-temps à l'école.

Comment ? Je donne juste des titres de chapitre.

Premièrement, il faut poursuivre tout ce qui a déjà été entrepris en matière de connaissance et d'appréciation active et critique à la fois du rôle des médias, des cultures de masse et de l'évolution technologique dans le cours de la société que les jeunes ont sous les yeux et qu'ils manipulent souvent autrement mieux que nous. Il faut persévérer dans cette voie et inscrire cette approche, d'une manière ou d'une autre – je ne sais pas comment à l'heure où je vous parle – dans tous les enseignements et, tout particulièrement, dans ceux qui ont la charge de récupérer de la transmission et de l'activer.

Deuxièmement – et je suis conscient de l'énormité de ce que je vais énoncer en matière de programmes –, il faut à tout prix faire sentir aux jeunes, à travers notamment des enseignements de science économique et sociale mieux activés, l'évolution actuelle de la société qui mène – et qui les mène, à leur corps défendant – à un décloisonnement des temps sociaux, qu'il s'agisse de la perception des âges de la vie – Qu'est-ce qu'être jeune aujourd'hui ? Qu'était-ce auparavant ? Cette notion n'existait pas il y a un siècle. Qu'est-ce qu'être vieux ? Qu'est-ce que la mort, qui est niée dans notre société d'aujourd'hui ? – de la perception des temps sociaux – formation, travail, retraite –, de la santé, de la vitesse, et de ce que l'on appelle le modèle social. Il y a là tout un ensemble à rassembler.

Troisièmement, il faut faire prendre conscience de la déprise – que l'on peut appeler religieuse, culturelle, morale – de l'au-delà. La sécularisation accélérée de tous les aspects de la vie fait que tout ce qui touche à la transmission, aux héritages et aux réciprocités perd une partie de sa consistance. Il n'y a plus de « surmonde ». Il faut apprendre, en classe d'histoire – je ne plaisante pas – qu'il peut exister encore un surmonde, en se référant autant qu'on le peut et malgré toutes les difficultés et les résistances, à la connaissance du fait religieux et de l'activité artistique.

Quatrièmement, il faudrait parvenir à une appréhension repensée, rénovée du réel, de l'entourage, de la proximité immédiate de l'élève. Je ne m'étendrai pas sur tout ce que cela implique en termes d'apprentissage de la géographie. Des enseignements d'histoire et de géographie, on n'enquête et on ne discourt jamais que de l'histoire. Cette sorte de schizophrénie a des conséquences gravissimes. Vous voyagez assez en TGV, mesdames, messieurs les députés, pour savoir que plus personne ne regarde un paysage. Il faut se pencher sur l'enseignement du rapport à l'espace : à l'environnement immédiat, au paysage, au territoire. Cela passe autant par une réflexion sur la carte à l'heure du GPS et sur le monde de la 3D que par une redécouverte des notions de paysage et de territoire, négligées par rapport à celles d'environnement et d'écologie. Il serait sage de ne jamais dissocier cette dimension de nos réflexions sur l'histoire et la mémoire.

Cinquièmement – et je répondrai un peu, monsieur le président, au second volet de cette table ronde concernant la pédagogie –, une réflexion doit être menée sur la notion, froide, universitaire, inappropriable par un élève, de « document » et, bien plus encore, sur celle de « trace », à la fois dans l'enseignement général et dans l'enseignement professionnel – dont on parle peu mais où des progrès considérables ont été réalisés en matière d'apprentissage de l'histoire et de la géographie. Même si une hiérarchie entre les documents est déjà bien installée dans notre dispositif et qu'il y a des documents dont l'importance ressort au point d'être appelés « patrimoniaux » – et cela, bien qu'il soit très mal, dans le monde éducatif, de hiérarchiser car il ne faut pas être trop élitiste, même en matière documentaire – je préférerais – et cela correspondrait bien mieux aux évolutions actuelles de la société – qu'on réinvestisse la notion de traces et qu'on les « patrimonialise » le plus possible ou, en tout cas, qu'on leur donne une dimension de proximité pour l'élève lui permettant de se les approprier avec plus de facilité et d'en tirer profit. Dans notre face-à-face histoire et mémoire, le concept de patrimoine – c'est une vieille idée de Pierre Nora – est celui qui, malgré sa difficulté et son évanescence, peut le mieux nous aider.

Sixièmement, enfin, il faudrait être quasiment évangélique parce qu'il faudrait arriver à énoncer des « En vérité, je vous le dis, ». Il faut apprendre à mieux argumenter et à mieux formuler en incitant tout ce petit monde à l'intelligence active. D'où les efforts que nous avons tous faits et que nous faisons encore pour améliorer ce qui touche à la langue et à l'expression. En tant qu'inspecteur général d'histoire, je suis souvent sorti très content de mes réunions pédagogiques de collège après avoir expliqué aux professeurs que, s'ils ont réussi à faire comprendre à leurs élèves l'emploi de « et, ou, ni, mais, or, car, donc » et l'importance qu'il y ait un début, une fin et un bout d'argumentaire, tout va bien. Ils ont fait leur métier. Il faut insister sur l'importance de l'argumentation. À ce propos, je soumets à votre réflexion la question suivante : pourquoi les sujets qui se terminaient par un point d'interrogation ont, depuis vingt ans, disparu des libellés des examens, baccalauréat ou autres ? Pourquoi ne se pose-t-on plus la question « pourquoi » en histoire ? Pour favoriser l'argumentation, il faut des exercices y entraînant. Ce n'est pas avec des QCM qu'on y parviendra. J'insiste enfin sur l'importance de tout ce qui ressortit au multi ou au plurilinguisme : y compris les langues régionales, tout en mettant l'accent sur les langues vivantes étrangères, et les langages des autres disciplines, au premier rang desquels le langage informatique et le langage mathématique.

Telles sont les quelques remarques que je souhaitais faire. J'ai dû, par bribes, répondre une ou deux fois à vos questions, monsieur le président.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion