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Intervention de Hélène Waysbord-Loing

Réunion du 22 juillet 2008 à 15h00
Mission d’information sur les questions mémorielles

Hélène Waysbord-Loing :

J'interviens en tant que praticienne. J'ai été enseignante de lettres pendant longtemps et j'ai eu dernièrement la responsabilité de deux grandes opérations nationales : la commémoration dans tout le pays du bicentenaire de Victor Hugo en 2002, qui a été une opération magnifique avec une superbe manifestation à l'Assemblée nationale, et la mise en oeuvre pédagogique d'une proposition, accueillie de façon polémique à l'origine, sur l'enseignement de la Shoah au CM2.

Je veux souligner d'emblée, après mes deux collègues, que l'on ne peut pas dissocier mémoire et histoire. Ce ne sont pas deux volets antagonistes. Les deux sont constamment mêlés.

La préoccupation très forte ces derniers temps de rechercher des figures et des événements de mémoire – Guy Môquet, les enfants de la Shoah, les Poilus – manifeste, selon moi, une inquiétude et une interrogation propre à l'époque. On marque une étape, on change de références. La troisième génération après la Seconde Guerre mondiale qui a fondé le monde dans lequel nous sommes s'interroge sur les références à mettre en avant.

En ce qui concerne la commande qui m'a été faite de mettre en oeuvre pédagogiquement la proposition du Président de la République concernant la Shoah, j'ai tout de suite souscrit à l'idée d'une approche par les enfants. En tant que présidente de la Maison d'Izieu et étant très intéressée par ces sujets, j'ai de plus en plus conscience de l'abîme qui sépare les enfants du primaire du contexte de ces événements. Aucun lycéen n'est né avant la chute du mur de Berlin. Le monde dans lequel vivent nos enfants est l'Europe fondée sur l'alliance franco-allemande et n'a plus rien à voir avec celui des horreurs de la Shoah. Comment pourraient-ils comprendre ces événements auxquels nous-mêmes, adultes, qui y avons été quelquefois confrontés, ne comprenons rien ? Comment combler cette distance ? La meilleure manière me semble une approche par des récits de vie d'enfants, des visages, des itinéraires – d'enfants juifs de France et d'enfants venus successivement des pays de l'Europe occupée : d'Allemagne, de Tchécoslovaquie, de Pologne. C'est ce qui est mis en oeuvre à la Maison d'Izieu et c'est une réussite. Il a été intéressant de réfléchir, à partir de cette approche privilégiée, à la construction d'un ensemble de travail dans les classes. En partant de récits concrets – le port de l'étoile jaune, l'interdiction d'aller dans les jardins publics, la séparation d'avec les parents, l'internement, les convois – on peut construire un contexte d'histoire qui est reçu par les enfants à partir du moment où cela part de l'histoire d'autres enfants.

Comme cela a déjà été souligné, l'enseignement vise, en plus de l'acquisition de connaissances et de compétences, à la formation du citoyen. J'entends, par cette expression générale, la possibilité, au fur et à mesure que l'on avance en âge, de choisir des comportements, des références, des attitudes et la capacité de juger et de s'engager. Le deuxième volet de l'enseignement, qui sera apparent dans la brochure que nous avons travaillée avec la Direction générale de l'enseignement scolaire, porte sur les enjeux civiques : comment agir à partir du savoir acquis ?

Le troisième volet, auquel je tiens beaucoup, est celui de l'art, qui nous transmet des événements passés au présent. Quand, dans le film «La Shoah » de Claude Lanzmann, on voit un ancien coiffeur des camps se mettre à pleurer au moment où il refait le geste de couper les cheveux, cela est reçu par les jeunes comme quelque chose de présent.

Il y a un va-et-vient constant entre la mémoire et l'histoire. Les deux ne peuvent pas être séparées.

La relation entre histoire et mémoire est indispensable. La mémoire est fonction, soit de la participation à l'événement, soit d'un témoignage. Dans la première phase de construction de l'enseignement de la Shoah, les témoins ont joué un très grand rôle. Les enfants sont très sensibles à cet aspect car le témoin a vu et a souffert. La mémoire est en lien avec la façon de recevoir l'événement, ce qui est très important à notre époque. Mais, sans mise en perspective historique, la mémoire risque de demeurer quelque chose de ponctuel et de compassionnel et, si l'on n'y prend garde, de verser dans le travers de notre époque, à savoir l'anachronisme, qui consiste à faire comme si le temps n'existait pas : on fait venir le passé au tribunal de l'histoire sans aucune notion d'évolution. L'école doit transmettre peu à peu le sens de la durée, de la transformation, de l'évolution et Dieu sait combien c'est difficile pour de jeunes enfants, qui vivent dans l'éternité du présent !

L'histoire et la mémoire se situent sur deux plans différents. Le choix de l'historien est celui de l'intelligible avec des séquences qui s'enchaînent bien. La mémoire pose davantage une question éthique : la question de la responsabilité. Il n'est pas étonnant, dès lors, qu'elle soit davantage du côté des victimes que des acteurs de l'histoire, conformément aux théories des philosophes de l'histoire comme Walter Benyamin pour qui la véritable histoire est celle des vaincus et des victimes, laquelle reviendra un jour à la lumière. Notre époque se préoccupe indéniablement des anonymes et de ceux qui subissent, suivant en cela une tendance née à la fin du XIXe siècle.

Faut-il que l'école accorde une attention privilégiée à certains faits historiques ? Comme je viens de le dire, il est important qu'elle le fasse et l'institution le fait. Cela étant, c'est une redoutable question politique. L'approche ne doit être ni géographique, ni idéologique. Du temps où j'étais à l'école primaire, c'était plus simple : les images d'Épinal qui tapissaient les murs de la classe, de Blandine dans la fosse aux lions à Clovis et le vase de Soissons, nous offraient une mythologie nationale. Il est important de définir des événements à travers lesquels il puisse y avoir une reconnaissance nationale, des événements reconnus comme étant l'expression d'un pays, de son génie – au sens étymologique du terme, c'est-à-dire de ce qui le caractérise – au sein d'une communauté de nations – l'Europe – et en référence aux droits de l'homme. Une telle approche est indispensable mais elle doit être à la fois très ouverte et critique par rapport aux grandes figures. Les plus belles d'entre elles présentent à la fois des zones d'ombre et de lumière. Cette question, qui est celle, au fond, du patriotisme, est posée dans une société multiculturelle et dans un contexte de mondialisation. Il n'est pas étonnant qu'elle suscite des interrogations et qu'elle ait quelquefois entraîné des réactions de fuite.

Il y a forcément une certaine subjectivité dans mes réponses. Je l'assume car je n'ai pas la même responsabilité que mes voisins. Je bénéficie d'une certaine liberté d'action. Si j'estime qu'il faut que des événements et des figures incarnent le génie d'un pays, c'est parce que je suis très sensible aux dangers d'un relativisme universel.

La construction de soi passe par du spécifique. Qu'est-ce que connaît un jeune ? Son lieu de vie, sa communauté sociale, son école, son quartier, sa cité, son pays d'origine ou son pays d'accueil pour les enfants d'immigrés, l'histoire et les traditions de ce pays. Personnellement, je pense que, pour comprendre, il faut d'abord se situer soi-même. Il faut partir du singulier pour aller à l'universel.

Quels sont les figures et les événements qui incarnent l'identité nationale d'un pays, identité ouverte et critique, distincte des communautarismes ? En tout cas, je pense que le contrat social est impossible sans une vision et des références communes. Qui opère le choix ? Qui décide ? Les spécialistes de la discipline sont nos « stabilités régulatrices » face aux poussées idéologiques et aux lobbies. Il faut vraiment leur rendre hommage. La représentation nationale a aussi un rôle à jouer mais en dehors de tous freins.

Dans la mission qui m'a été confiée sur la Shoah, j'ai pu mesurer les risques de revendications concurrentielles et la crainte de telles revendications chez les victimes elles-mêmes de la Shoah. J'ai même été surprise des réactions. Quand on retient un événement, il faut en marquer clairement la valeur universelle et l'intérêt pour le monde en matière de prise de conscience. C'est sur ces critères que doit s'opérer le choix. La Shoah a été une atteinte à l'humanité portée à un degré absolu par un pays de haute culture à la suite d'un choix démocratique en 1933. Quels enseignements en tirer ? Non seulement la fragilité de la démocratie et les risques d'effondrement de la conscience individuelle dans un contexte de peur, mais également, et surtout, le sursaut au lendemain de la guerre, la notion de crime contre l'humanité, la création d'institutions pénales. À côté du volet sombre de l'histoire, il faut mettre en avant son volet plus réconfortant.

Il ne faut pas faire porter aux écoliers le poids de la mémoire du monde. Il faut leur faire comprendre qu'ils appartiennent à une histoire particulière qui a ses zones d'ombre mais également ses clartés, ses valeurs universelles, la citoyenneté afin de conduire à une mémoire apaisée. Une telle approche me semble garante de comportements démocratiques.

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