Madame, monsieur les ministres, chers collègues, avant de m'exprimer sur le fond des choses et sur le texte qui nous est proposé, l'honnêteté intellectuelle et l'idée que nous nous faisons de l'éthique républicaine m'imposent de dire ceci : cette tourmente à laquelle tous les pays sont confrontés est sans précédent pour notre génération. Personne ne souhaite à aucun gouvernement de devoir affronter une telle situation. Nous sommes face à une crise financière qui secoue les marchés, mais menace aussi l'économie réelle, l'emploi, nos entreprises et le revenu de nos concitoyens.
Cette crise met en danger l'équilibre déjà précaire et injuste du monde actuel. C'est pourquoi nous reconnaissons la difficulté de la tâche de tous les responsables politiques qui sont confrontés à cette crise à travers le monde et leur témoignons notre respect, quel que soit notre jugement sur les réponses qu'ils apportent à ce séisme financier et sur les politiques de long terme qui doivent maintenant être menées.
Nous avons assez souvent l'occasion de mettre en lumière nos différences, qui sont la richesse de notre démocratie, pour pouvoir reconnaître aujourd'hui le caractère exceptionnel de la situation.
Dans la gestion de la crise financière, dans les réponses qui lui sont apportées, sur les suites qu'il conviendra de lui donner, nous avons, sur les bancs de cette assemblée des divergences d'approche et des jugements contrastés.
Nous vivons aujourd'hui un de ces moments rares dans la vie politique où, alors que nous nous apprêtons à voter dans l'urgence sur ce texte, nos collègues européens, au sein de leurs parlements nationaux, vont débattre de dispositifs du même ordre et censés répondre aux mêmes questions : comment garantir la survie du système bancaire, éviter un effondrement du système économique dont les conséquences sur l'emploi et la vie quotidienne seraient dramatiques, comment enfin permettre l'accès au crédit pour les ménages et les entreprises ?
À ces questions, après la difficile adoption du plan américain, les gouvernements européens ont apporté une réponse concertée et coordonnée, alors qu'ils n'avaient pas eu au départ la même réaction face à la crise. C'est dire que notre discussion d'aujourd'hui n'est pas simplement un débat parlementaire franco-français mais bien l'élément d'une réponse plus large, européenne, à la crise mondiale. Le principe de responsabilité nous impose donc de ne pas jouer sur le terrain de la petite politique ou de la petite polémique pour tenter de tirer, par un vote favorable ou une opposition systématique, un bénéfice partisan de la situation, selon notre position dans cet hémicycle. De ce point de vue, je rejoins Jérôme Cahuzac : les propos polémiques de M. Copé sont assez désolants.
Cette crise souligne, s'il en était encore besoin, une évidence : c'est à l'échelle de l'Union européenne que se trouvent les solutions. Elle prouve que la coordination des politiques nationales, la recherche de solutions communes et l'action concertées sont possibles dès lors qu'existe une volonté politique. Elle révèle que la coopération entre les nations peut se révéler plus efficace que l'action d'institutions technocratiques sans légitimité démocratiques, comme la Commission européenne.
Elle démontre par l'absurde que l'Europe ne peut se construire sur le seul engagement du respect aveugle d'un dogme économique – dogme qui vole en éclats sous nos yeux aujourd'hui.
Toutes ces leçons, nous ne devrons pas les oublier. J'ai parlé de respect et de responsabilité ; je voudrais également parler de sincérité.
Être sincère, c'est reconnaître deux réalités : d'abord, c'est dire que les Français – et plus généralement les opinions publiques mondiales – ne comprennent plus rien à une situation qui met en jeu des sommes à proprement parler vertigineuses, des mécanismes boursiers et financiers totalement opaques, des fluctuations de cours absolument irrationnelles – nous venons encore de le vivre, hier à la hausse, les jours précédents à la baisse.
Être sincère, c'est ensuite reconnaître que vous, comme nous, et malgré les avis d'experts qui nous sont prodigués, n'êtes en rien assurés de la pertinence des solutions aujourd'hui proposées. Nous sommes appelés à nous prononcer sur des sommes astronomiques, sans connaître la consommation qui en sera réellement faite, et en les plaçant en quelque sorte « hors bilan », si vous me permettez l'expression. Il faudra bien un jour sortir de cet artifice comptable – mais au détriment de qui ? Nul ne le sait.
Ces solutions ont un but, et un seul : affirmer qu'aucun établissement financier ne sera abandonné, et que les États ne prendront pas le risque de laisser se développer une contagion qui, par effet domino, conduirait à l'effondrement total du système. Parce qu'elles sont le fruit d'une coopération intergouvernementale, parce qu'elles produisent leurs effets positifs – apparemment du moins, si l'on en croit les réactions des marchés hier et aujourd'hui –, parce qu'enfin il n'y a pas de proposition alternative crédible, nous ne pouvons pas, à mon sens, nous opposer à ce texte.
Mais le respect, la responsabilité et la sincérité ne signifient pas l'abdication ou l'oubli de nos positions politiques respectives. Il faudrait être pour le moins schizophrène pour considérer que la crise ne change rien à la situation de notre pays et qu'elle ne rend pas nécessaire la remise à plat du prêt-à-penser libéral qui fonde votre politique économique.
Au-delà de la dénonciation des parachutes dorés – dénonciation bien tardive et quelque peu anecdotique, eu égard aux sommes en jeu –, c'est bien la répartition des richesses qui pose problème. Ce qui doit être remis en cause, c'est la priorité donnée depuis des décennies à la rémunération des actionnaires au détriment des salariés et des capacités d'investissement des entreprises. C'est la question fiscale qui doit être posée : c'est la question de la pertinence de vos choix clientélistes et électoralistes, qui ont obéré et obèrent aujourd'hui les capacités d'action de l'État, accroissent les inégalités et ne soutiennent pas assez le développement de nos entreprises et de l'emploi.
Aujourd'hui plus encore qu'hier, il y a, madame la ministre, quelque chose de choquant à voir que, grâce au bouclier fiscal, les plus hauts revenus et les plus gros patrimoines vont être exonérés de l'effort pourtant demandé à l'ensemble des Français, à la nation tout entière : car les contribuables français paieront un jour la note, sans aucun doute ; ils la payent déjà, d'ailleurs, depuis un an et demi. Car ils subissent la baisse du pouvoir d'achat, conséquence aussi de décisions du Gouvernement. La revalorisation des retraites inférieure à ce que prévoyait la loi, les franchises médicales, les prélèvement annoncés cet été sur les cotisations aux mutuelles, ou le prélèvement supplémentaire que vous venez de créer sur l'épargne populaire pour financer le RSA : tout cela a contribué à faire baisser le pouvoir d'achat des Français, et a surtout fait que la grande majorité des Français payent la note de la crise.
Il y aurait eu un peu de dignité, et en tout cas un certain courage politique, par exemple à abandonner, ou tout au moins à suspendre, l'application du bouclier fiscal dans les circonstances exceptionnelles que nous vivons.
Au-delà de la clarification des règles comptables, au-delà de la sécurisation des produits financiers complexes que l'on nous annonce, il faudra bien combattre les paradis fiscaux ; il faudra bien rendre plus difficile l'évasion des capitaux, et surtout pas la récompenser par l'amnistie fiscale aussi immorale qu'insupportable que nous proposait notre collègue Bernard Accoyer il y a quelques jours à peine.
Il faudra bien, enfin, aborder la question de la taxation des mouvements financiers. Dans ce maelström boursier, il y a ceux qui ont perdu, sans doute parce qu'ils ont mal évalué leurs risques, ou parce qu'ils ont été abusés, ou parce qu'ils ont cédé à la panique, mais il y a aussi ceux qui gagnent ou gagneront, les spéculateurs qui jouent au yoyo avec le cours des monnaies, des actions, des matières premières, plongeant des régions entières de notre planète dans l'insécurité économique, la misère et le désordre écologique – ce n'est plus aujourd'hui un risque, mais une réalité. À quand une vraie réflexion et une réelle taxation de ces flux financiers qui influent tant sur nos vies, mais qui échappent au contrôle non seulement des citoyens, mais même des gouvernements, voire à tout impôt ?
Au-delà des artifices comptables d'aujourd'hui, qui masquent la dette née de ce plan nécessaire, qui peut encore croire à la sincérité du budget élaboré par votre Gouvernement il y a quelques mois ? Comment, surtout, peut-on dire aux Français qu'aucune action à caractère social, aucun mécanisme de relance de l'investissement, aucun soutien au logement ou à l'emploi ne sont possibles – puisque, comme vous le dites souvent, les caisses sont vides, puisque l'État est au bord de la faillite – alors même que nous nous engageons aujourd'hui sur des sommes autrement considérables ? Hier, on ne parvenait pas à trouver 1,5 milliard d'euros pour financer le RSA, et aujourd'hui, on s'engage sur 360 milliards d'euros, y compris 40 milliards de dettes supplémentaires, pour aider des banques qui sont pourtant en grande partie responsables de leur propre chute. Qui peut croire que les mesures que vous annoncez par ailleurs, sur les emplois aidés ou sur les PME, ne sont pas simplement des mesures opportunistes, qu'elles sont à la mesure des défis ?
Comment épauler réellement nos entreprises ? Que proposez-vous pour les entreprises confrontées à la raréfaction du crédit, à la concurrence de pays où n'existent pas les règles élémentaires de protection sociale ou de respect de l'environnement ? Comment épauler nos entreprises alors que la consommation des ménages va nécessairement diminuer ? Comment, sinon par un tournant économique significatif de notre politique nationale, comme de la logique de déréglementation aveugle qui guide les institutions internationales ?
Je voudrais citer les propos tenus ce matin, dans le journal Les Échos, par M. Michel Camdessus, qui est quand même ancien directeur du FMI et ancien gouverneur de la Banque de France : « les gouvernements sont les premiers responsables de la crise actuelle » et, poursuit-il en utilisant une image on ne peut plus explicite, « s'il n'y a pas de garde-champêtre dans le village planétaire, il deviendra vite un village de bandits, où les escrocs et les gens sans scrupules feront la loi, comme nous l'avons vu sur les marchés de l'argent ».