Si je suis partisan depuis longtemps d'une loi-cadre, c'est parce je crois qu'il faut créer un choc psychologique dans la population et que je pense qu'elle aurait un écho plus important que les lois adoptées jusqu'à présent. Qu'est-ce que les femmes savent des lois de 2004 et 2006 ? Que le viol soit devenu un crime n'a pu satisfaire que quelques-uns d'entre nous. Cela n'a rien changé au problème lui-même.
Il faudrait donc provoquer une sorte de secousse sismique, dont on parlerait longtemps et qui resterait dans la mémoire collective. Selon moi, une loi-cadre serait le moyen d'y parvenir. Cela ne signifie pas que tout ce qui figure dans les propositions actuelles doive être conservé. Moi qui suis un farouche partisan du travail parlementaire, je pense que vous avez là tout votre rôle à jouer, quitte à bouleverser la quasi-totalité de cette loi-cadre. Vous l'aurez compris, c'est davantage le titre de « loi-cadre » qui m'intéresse. Sur le fond, je vous fais confiance.
Faut-il créer un nouveau délit, une sorte de harcèlement conjugal ? C'est un des éléments du projet sur lequel je suis le plus réservé. À titre personnel, et en tant que magistrat, je vous déconseille fortement de vous lancer dans cette voie. Tous les travaux portant sur l'effectivité de l'application de ces délits nouveaux de harcèlement, concluent à l'échec. Le nombre de poursuites engagées actuellement en France sur la base de ces délits est ridicule. Cela ne change rien ni à la relation de travail, ni aux rapports hommes-femmes. Outre le fait que la création de ce type de délits est inefficace, elle est dangereuse pour la démocratie.
Le délit de violences psychologiques ferait partie de ces incriminations pour lesquelles l'élément matériel est extrêmement ténu, voire quasiment inexistant. Les policiers, les magistrats, voire les experts seront alors exclusivement dépendants de leurs convictions personnelles et idéologiques. De tels délits ouvrent la porte à tous les arbitraires. À partir de quel moment entre-t-on dans ce qui est proprement pénal ? Comment qualifier le préjudice ? Comment le médecin des unités médico-judiciaires va-t-il pouvoir affirmer qu'il y a eu atteinte morale ? Lors des audiences en comparution immédiate où sont jugées des violences avec atteintes physiques, c'est déjà difficile. Pour des violences psychologiques, cela sera voué à l'échec.
Il y aura très peu de poursuites, lesquelles ne pourront que donner lieu à des discussions terribles. Les avocats pénalistes sauront démonter rapidement ce type d'incrimination.
Je suis donc personnellement assez opposé à sa création, à moins que vous ne parveniez à en élaborer une définition particulièrement précise. Mais j'ai bien peur qu'on se retrouve alors avec le délit de violence que nous connaissons aujourd'hui : en effet, la seule façon de caractériser un élément constitutif de cette infraction serait d'aboutir à la constatation d'une incapacité temporaire de travail.
Vous m'avez demandé ce que j'entendais par « bouleverser l'ordre naturel de la procédure ». Je pense qu'il faut créer, à côté de la voie ordinaire de la plainte, une structure autonome permettant aux femmes de s'adresser à un ou à des spécialistes, de façon suffisamment confidentielle pour que celles-ci puissent ensuite choisir, ou non, la voie pénale.
C'est un droit de la personne que de ne pas déposer plainte. Si une femme sait qu'elle a, comme toute autre victime, la possibilité de signaler la violence et d'en laisser une trace, sans pour autant oblitérer l'avenir, il y aura un afflux de signalements.
Aujourd'hui, les femmes que je rencontre sont rebutées par l'appareil judiciaire et l'appareil policier, et reculent très vite. Et encore, ce sont celles qui ont déjà franchis ce pas, c'est-à-dire une minorité. Il faut accepter cette idée que l'appareil judiciaire et l'appareil policier sont effrayants. Nous devons faire en sorte de trouver un autre endroit qui serve de sas, et qui permette ensuite, si nécessaire, de basculer vers la voie pénale. Voilà le fond de ma conviction.