Je m'exprimerai en ma qualité de clinicienne, qui reçoit de nombreuses femmes victimes de violences, issues de tous les milieux sociaux et je voudrais, en préalable, souligner quelques points.
J'aimerais d'abord que, dans les campagnes de prévention, on ne se limite pas à parler des femmes battues et que l'on ne mette pas seulement l'accent sur les femmes qui meurent sous les coups. En effet, la violence physique est un épiphénomène dans une relation violente en elle-même. Il faut parler de la violence conjugale de manière plus globale qu'on ne le fait généralement, en prenant en compte la violence psychologique qui a des conséquences dévastatrices sur la santé physique et mentale des femmes. Une étude de l'OMS montre ainsi que les femmes victimes de violences conjugales perdent une à quatre années de vie en bonne santé.
L'Enquête nationale sur les violences envers les femmes a montré que dans un quart des cas, le premier interlocuteur des femmes victimes de violences conjugales est un médecin. Or, il n'y a en France ni assez d'unités médico-judiciaires, ni assez de médecins formés à la victimologie. Et pour cause, aucun enseignement à ce sujet n'est dispensé aux étudiants en médecine lors de leur formation initiale sinon de manière optionnelle. De surcroît, les médecins, et même les psychiatres, ne connaissent pas toujours très bien le phénomène d'emprise.
Les choses commencent à évoluer : depuis l'an dernier, un enseignement a été mis en place pour des médecins généralistes et des spécialistes dans le cadre de la formation continue. Mais cet enseignement se fait par petits groupes, nous ne sommes que deux pour Paris et sa région, et nos confrères ne sont pas plus nombreux en province ; il faudra donc beaucoup de temps. Par ailleurs, cette formation mérite de s'étendre à différentes spécialités : les dermatologues, par exemple qui devraient être amenés à s'interroger sur les raisons de l'apparition d'un eczéma, mais aussi les gynécologues-obstétriciens et les échographistes. Une étude portant sur des femmes africaines publiée dans The Lancet montre que des femmes enceintes soumises à des violences psychologiques ont 50 % de plus de risque de perdre leur bébé que les autres, et que la violence de ce type est plus abortive que la violence physique.
La plupart des médecins ne savent pas rédiger des certificats médicaux dans de tels cas – ou plutôt, ils se méfient, et à juste titre car les hommes violents sont très souvent procéduriers. Les médecins savent que ces hommes risquent de porter plainte et que, même si ces plaintes n'aboutissent pas, il faudra faire appel à un avocat, répondre aux questions du Conseil de l'Ordre, constituer un dossier…
Dans les commissariats et les gendarmeries, des progrès considérables ont été réalisés au cours des dernières années dans l'accueil des femmes victimes de violences conjugales ; elles y trouvent désormais écoute et conseils, et je n'ai pas eu connaissance récemment de femmes mal reçues.
Les associations ont toujours joué un rôle éminent en cette matière, et si l'on parle de ce sujet aujourd'hui, c'est grâce à elles. Cependant, elles ont une connotation sociale, en ce que l'on amalgame très souvent femmes battues et catégories sociales défavorisées ; pourtant, des femmes sont victimes de violences de la part de leur conjoint dans tous les milieux sociaux. J'ai actuellement en consultation une femme médecin soumise aux violences de son mari lui-même médecin. Les femmes de notaires ou de magistrats n'osent pas se rendre dans des foyers d'accueil, et il est aussi difficile pour elles de se confier à une association.
D'autre part, les associations concernées aident dans l'urgence et peuvent se constituer partie civile, mais il vient un moment où la femme se retrouve seule et ne sait plus que faire.
Or le contrôle financier de la conjointe participe également des violences psychologiques : des femmes qui travaillent se retrouvent sans autonomie financière car elles n'ont pas accès à la carte bancaire liée à un compte joint, ou bien il ne leur est consenti qu'un débit très limité. Ce schéma est très fréquent. Le contrôle financier est une stratégie délibérée. Le mari veut tout contrôler de sa femme. Lors de l'élaboration du programme européen Daphné, j'ai eu l'occasion de dire qu'il serait judicieux d'allouer un prêt aux femmes dans cette situation pour leur permettre de redémarrer une activité et d'en vivre, avant même que les procédures judiciaires ne soient parvenues à leur terme.
Un homme qui agit de la sorte impose un contrôle total et un isolement complet à sa femme. Le déni de l'autonomie financière à la conjointe fait partie du processus de violence psychologique.
J'ai ainsi reçu la semaine dernière en consultation une femme cadre supérieur dont le mari est notaire. Je la suis depuis un an ; son mari la malmène et l'injurie et, quand elle lui résiste, il la frappe. Ensuite, il redevient « gentil », mais continue de l'humilier. Cette femme ne consulte pas avec l'intention de se séparer de ce mari violent mais pour savoir comment procéder pour éviter de « l'énerver » : selon elle, si son époux la frappe, c'est qu'elle induit ce comportement en lui résistant.