Jusqu'en 1994, les talibans n'existaient pas en Afghanistan : les Afghans ainsi nommés qui se rendaient au Pakistan étaient des étudiants en religion et ne représentaient pas un mouvement politique ou militaire. Pendant toute la guerre contre les Soviétiques et la guerre civile qui a ensuite opposé les partis de la résistance, on n'a jamais employé le mot de « taliban ». Le mouvement taliban est né dans la région de Kandahar avec pour projet d'en finir avec les chefs de guerre, les exactions et le désordre. Ils ont voulu désarmer toutes les parties pour établir l'ordre et la sécurité, et c'est ce qui a assuré aux talibans un grand succès. Quand les talibans ont pris Kaboul en 1996, ils ont cherché à imposer leur conception de l'islam et leur mode de vie à une population urbaine. Ensuite, ils se sont heurtés aux communautés hazâras (chiites), vivant dans le centre du pays, et surtout aux tadjiks. Pourtant, les pratiques sociales et religieuses sont extrêmement comparables dans l'ensemble des zones rurales du pays, toutes ethnies confondues. Ces communautés se sont opposées aux talibans pashtoun qui, de fait, étaient en train de refaire par la force l'unité de l'Afghanistan comme leurs ancêtres l'avaient réalisée en 1747. Cela explique pourquoi les chefs d'Etat en Afghanistan ont toujours été pachtoun.
Initialement, les talibans n'étaient donc pas alliés des terroristes d'Al-Qaïda et ce ne sont pas eux qui ont fait venir les combattants arabes que j'ai vus arriver en Afghanistan à partir de 1986 – nombreux à Kandahar, dans le Pandjchir, dans les rangs des combattants de Massoud. Ces combattants arabes venaient pour combattre les Soviétiques et on ne parlait pas d'Al-Qaïda. Il faut être conscient de cette histoire pour ne pas répéter les erreurs passées.
Pour ce qui est de la sécurité, vous avez évoqué le cas de Dany Egreteau, membre de Solidarité laïque qui a été enlevé à Kaboul. L'insécurité qui règne aujourd'hui jusqu'à Kaboul est nouvelle et inquiétante pour nous. Elle aura un effet sur notre capacité à mettre en oeuvre l'aide humanitaire. Une ONG française a décidé, après la prise d'otages de deux de ses membres l'été dernier dans la province du Hazaradjat, dans la région de Day Kundi, de travailler en « remote control », avec des équipes afghanes sur le terrain et cinq expatriés à Kaboul, qui se rendent sur place quand ils le peuvent. Une autre ONG, qui gère 90 cliniques dans l'Est du pays, dans des zones comme la région de la Kunar qui étaient considérées comme relativement sûres encore au printemps– la chef de mission pouvait alors remonter en voiture jusqu'en haut de la Kunar –, ne compte plus d'expatriés et a décidé de quitter Kaboul. Même à l'Est, donc, entre Kaboul et la frontière pakistanaise, l'insurrection a beaucoup progressé. Chaque association gère à sa façon le problème de sécurité auquel nous sommes tous confrontés. Solidarités a décidé, comme d'autres associations, de maintenir toute son équipe en Afghanistan. Nos équipes, qui comptent dix afghans pour un expatrié, comportent des cadres afghans avec qui nous travaillons depuis très longtemps et qui sont des gens de confiance. Il est cependant certain que le développement de l'insécurité et du banditisme va réduire l'aide humanitaire et internationale.
Vous avez justement souligné que l'aide humanitaire avait besoin de calme, mais c'est le contraire qui se produit.
Quant à la négociation, les populations doivent être au coeur de toute solution. Il semble d'ailleurs que les militaires français – entre autres – aient décidé de mettre les populations au coeur de leurs préoccupations. On peut cependant le faire pour des raisons différentes : pour les populations elles-mêmes et pour leur avenir, ou dans une démarche anti-insurrectionnelle et anti-guérilla, qui revient à les utiliser pour l'emporter contre l'insurrection. Or, il me semble que nous avons dépassé le stade où cette démarche serait possible. Il faut donc à la fois une politique de proximité avec les populations qui leur permette de comprendre que nous ne sommes pas là pour nous, mais pour elles, et une négociation politique. Jusqu'à présent, en Afghanistan, la doctrine américaine consistant à « gagner les coeurs et les esprits » est un échec. Il faut le faire, dans toute la mesure du possible, d'une manière plus effective et plus sérieuse, mais à condition que ce ne soit pas la seule démarche, faute de quoi nous n'aurons fait que gagner un peu de temps.
J'étais en 1984 en Afghanistan avec Bernard Kouchner. Il faudrait l'écouter quand il dit qu'il existe plusieurs sortes de talibans et qu'il ne faut pas rêver de mettre en place en Afghanistan une démocratie à la suédoise. Il y a des talibans avec lesquels on peut parler, et d'autres avec lesquels c'est impossible. La vraie rupture est avec les talibans qui partagent avec Al-Qaïda un agenda international et le terrorisme. Ces points ne sont pas négociables – et le sont d'autant moins que ces gens utilisent des méthodes auquel aucun humanitaire ne peut souscrire, comme les attentats aveugles.
Il faut, en revanche, parler avec les talibans qui poursuivent un agenda afghan et qui, ne se reconnaissant pas dans le gouvernement, ont pris les armes. Il faudra négocier avec eux et faire probablement des concessions de part et d'autre. Il faut que le gouvernement ressemble un peu plus à l'Afghanistan, car il est actuellement très coupé de la société. Certains amis afghans bien placés dans le dispositif nous disent que les ministres du gouvernement de Hamid Karzaï ne se parlent pas ni ne se rencontrent entre eux ; la légère amélioration observée ces derniers mois est principalement due au fait que l'insurrection progresse.
Pour ce qui est des fonds promis lors des conférences internationales, je rappelle que, sur les 25 millions de dollars que la communauté internationale s'est engagée à fournir jusqu'à la conférence de Paris, 15 milliards seulement ont été déboursés.
Cette aide internationale représente 90 % des dépenses publiques de l'Afghanistan : elle est donc utile. Quarante pour cent de cette aide passent par le gouvernement, et le reste par les agences des Nations Unies, les acteurs de l'humanitaire ou les acteurs de la reconstruction, dont les PRT, c'est-à-dire aussi des acteurs militaires, ainsi que par des sociétés privées – car les routes n'ont pas été faites par les ONG, le CICR où les Nations Unies, mais par des entreprises chinoises ou pakistanaises, par exemple. On trouve aussi pléthore de bureaux d'étude et d'experts de l'Afghanistan qui se sont établis comme tels fin 2001. Il est scandaleux de payer si cher ces experts – entre 250 000 et 500 000 dollars par an alors que nous manquons de ressources pour aider les plus pauvres, et c'est plus scandaleux encore quand on voit à quoi servent leurs rapports.
Il n'y a pas trop d'argent, ni trop d'ONG. L'Afghanistan, avec 650 000 kilomètres carrés, une altitude moyenne de 2 000 mètres, est coupé du Nord-Est au Sud-Ouest par l'Hindou Kouch, qui prolonge l'Himalaya. C'est un pays cloisonné, qui connaît en outre des étés très chauds et des hivers très rigoureux. Lorsque je m'y suis rendu pour la première fois, en 1981, le pays comptait de 16 à 17 millions d'habitants. Les Afghans sont aujourd'hui 25 millions. L'accroissement annuel de la population est de 500 000 à un million de personnes et la moitié des habitants a moins de 20 ans. Il n'y a donc pas assez d'ONG ni d'aide humanitaire en Afghanistan.