Vos questions situent bien certains des dilemmes et des défis qui se posent aux Afghans et à la communauté internationale, laquelle exprime elle-même des logiques très différentes. L'une d'entre elles tend à véhiculer des valeurs universelles, cette notion d'universel étant elle-même sujette à caution.
Pour ce qui est du déploiement et de la sécurité des agents humanitaires en Afghanistan, le CICR ne pense pas que la guerre devrait se traduire par une absence d'espace humanitaire – cela tient à notre histoire et à notre façon de fonctionner et vaut aussi bien pour la Somalie que pour les zones rurales du Darfour, le Vanni au Sri Lanka ou l'Afghanistan. Tout notre mode opératoire, fondé sur le droit international humanitaire, reconnaît spécifiquement, et particulièrement en situation de guerre, la validité des règles qui s'appliquent à la guerre et d'un espace humanitaire attribué à des acteurs indépendants et neutres, qui ne se laissent pas instrumentaliser par les différentes parties au conflit.
Il est cependant incontestable que la guerre se traduit par une insécurité préjudiciable à un déploiement effectif des humanitaires et que, dans le contexte afghan, la guerre s'accompagne d'une dynamique de désécurisation, liée à une criminalité croissante ; celle-ci est alimentée par des problématiques de conflit et d'insécurité complexes, touchant aussi bien au narcotrafic qu'à la gestion de fonds internationaux : il s'agit d'une économie de guerre.
Quant à la multiplication des acteurs humanitaires, dont s'est indigné un des intervenants, je me contenterai d'observer que, dans de nombreuses zones du territoire afghan, le problème n'est pas celui de la prolifération des organisations internationales, mais plutôt celui de leur absence. De nombreuses organisations interviennent à Kaboul et dans le nord du pays – certaines sous l'égide des Nations unies et d'autres, dont Solidarités et des collectifs d'ONG internationales, en s'efforçant de maintenir une indépendance qui les honore et se traduit sur le terrain par des actions très concrètes et très locales, vitales pour des communautés précises. La coordination d'ONG humanitaires est une structure complexe qui a besoin d'intervenir avec plus de rationalité, de coordination et d'intelligence.
Ce qui renvoie à la question de savoir où va l'argent. La question est sensible et je ne saurais me prononcer à ce propos au nom du CICR. Je me contenterai d'un exemple : voici quelque deux semaines, je me trouvais dans une zone pachtoune hautement sensible, qu'un journaliste américain ou européen qualifierait de terroriste. J'y ai rencontré des leaders tribaux qui sont des alliés tactiques des talibans, mais dont le programme est très local et consiste à protéger leur tribu.
Il y a vingt ans, ces gens se battaient contre les Soviétiques et le régime communiste. L'état d'esprit de l'un de ces leaders tribaux, très représentatif de celui de nombreux acteurs du conflit et de la société afghane, peut se résumer ainsi : « Il y a 20 ans, une grande puissance, accompagnée d'une coalition internationale, a tenté, par le biais d'un gouvernement reconnu par la communauté internationale, d'imposer un modèle de société comportant des volets sécuritaire, militaire, d'industrialisation, de droits de l'homme, de démocratisation – le modèle socialiste. Nous n'étions pas d'accord avec ce modèle et l'avons combattu. Vingt ans plus tard, une autre coalition internationale tente à nouveau de nous imposer un modèle de société. S'il faut choisir entre les bombardements américains, des projets humanitaires qui ne correspondent à aucun besoin, un gouvernement qui n'est pas en mesure d'assurer notre sécurité et celle de mes enfants et, de l'autre côté, un projet taliban auquel je ne souscris pas, je suis bien obligé de me ranger du côté des talibans ».
Il faut bien distinguer l'action humanitaire de la mise en oeuvre clairement affichée d'un projet de renforcement du gouvernement dans les campagnes, sur laquelle un acteur humanitaire n'a pas à se prononcer, car il s'agit d'un projet politique, avec un volet sécuritaire. J'en donnerai une illustration qui vaut tant pour la solution globale de la situation que pour la mise en oeuvre de l'action humanitaire : dans les zones du Sud, qui sont au coeur des enjeux du conflit et de ceux d'une possible réconciliation future, les PRT, équipes de reconstruction nationale, interviennent dans le cadre d'une articulation très étroite entre civils et militaires. L'action humanitaire est définie par des acteurs civils intervenant dans un cadre militaire. La zone est sécurisée par l'armée et l'action s'inscrit dans un projet humanitaro-politique. Dans une région marquée par la sécheresse, une faible sécurité alimentaire et le manque d'accès à des soins médicaux d'urgence, dans une région où les petites filles meurent – il n'est pas encore question de leur éducation ! –, une PRT construit une école conçue par un cabinet d'architectes au Massachusetts ou aux Pays-Bas et équipée de salles de classes mixtes. Quelques jours plus tard, un bombardement va provoquer la mort de civils dans la même région. Les leaders tribaux ne peuvent que se demander pourquoi ils n'ont pas plutôt été approchés dans un cadre communautaire pour rétablir le système d'irrigation ou pourquoi, pour ce qui est de l'éducation des filles, on n'aide pas les maîtres à dispenser une éducation primaire dans les familles, pourquoi on construit une école qui alimentera les comptes en banque de sociétés privées en Grande-Bretagne ou ailleurs, mais qui ne correspond pas à leurs besoins ni à leurs priorités et qui, en outre, sera détruite au bout de quelques semaines par les talibans et présentée comme un exemple des tentatives visant à désislamiser la société et à imposer une éducation venue de l'extérieur – sachant qu'il n'y a, de toute façon, pas de maître d'école…
Quant à la réconciliation, il est de pur bon sens qu'il ne saurait y avoir de solution purement militaire en Afghanistan. L'histoire le montre bien : les Afghans se sont débarrassés successivement des Mongols, des Britanniques et des Soviétiques. La démographie galopante du pays leur permet d'accepter une doctrine fondée sur le don de soi, le pachtounwali et la résistance à tout modèle imposé de l'extérieur. Au demeurant, les Afghans ne cessent de se parler, et n'ont jamais cessé. La presse se saisit parfois d'initiatives diplomatiques très médiatisées qui peuvent être soutenues par le royaume saoudien ou articulées par des acteurs politiques importants, comme le président Karzaï, auquel répondent le mollah Omar depuis sa cachette ou d'autres représentants talibans. Pour le CICR, il ne peut donc, je le répète, y avoir de solution purement militaire et la réconciliation est fondamentalement de nature politique. Le concept même de réconciliation a fait l'objet de tentatives de manipulation et d'instrumentalisation de la part des parties au conflit. Encourageons les dynamiques qui vont dans le sens d'un règlement.
En tant que témoin privilégié sur le terrain, je souligne que ce processus doit être mené sur une base communautaire. Le conflit afghan n'est pas, en effet, un conflit binaire qui opposerait un gouvernement central à une organisation bien structurée contrôlant certains territoires, mais plutôt, comme cela a toujours été le cas, un combat entre le centre et la périphérie. Le concept même de modèle centralisé de gouvernement, défini à Bonn, montre aujourd'hui ses limites. La réconciliation doit être locale et intégrer les différents paramètres du conflit, qui vont du narcotrafic aux bombes qui touchent la population.
La sécurisation est donc extrêmement importante. La sécurité est en effet la première chose que demandent les Afghans dans les provinces de Helmand, d'Uruzgan ou du Ningarhar, où les Français sont déployés. Or, si l'armée est reconnue comme une organisation structurée, fiable et relativement exempte de corruption, il n'en va pas de même pour la police. Les victimes des criminels qui se sont emparés de leurs biens de subsistance, ont volé la chèvre qui permet la survie de toute la famille, leur interdisent l'accès au marché ou détruisent des systèmes d'irrigation, ont le choix entre une police corrompue et inefficace ou ceux qui assurent une certaine sécurité au niveau local, laquelle se paie par le projet de société théocratique extrême des talibans.