Je veux tout d'abord vous remercier de nous auditionner à propos de l'Afghanistan, qui est un souci que nous partageons. Je veux également remercier Renaud Muselier pour l'engagement qui a été le sien dans le domaine humanitaire, ainsi que Philippe Vitel, président du groupe d'études sur l'action humanitaire d'urgence de l'Assemblée nationale. Votre soutien nous est très nécessaire, non seulement en Afghanistan, mais également en République démocratique du Congo, au Darfour et au Tchad, entre autres pays.
Solidarités est présente en Afghanistan depuis vingt-huit ans. J'y ai moi-même réalisé une première mission en décembre 1981, et j'y suis retourné quelques dizaines de fois depuis. Ces vingt-huit ans d'histoire constituent une mémoire qui doit nourrir notre réflexion et nous permettre de préférer aux solutions toutes faites des réponses adaptées au contexte spécifique de l'Afghanistan.
Solidarités est membre d'une coordination d'ONG françaises pour l'Afghanistan. Cette coordination comprend les ONG suivantes : ACTED, ACF, Action Droits de l'Homme, AFRANE, AMI, EMDH, GERES, Handicap International, Humaniterra International, la Chaîne de l'espoir, Madera, Médecins du Monde, Mères pour la paix, MRCA, Solidarité Laïque, Solidarités, Secours islamique de France, Sport sans frontières, Groupe URD. Cette coordination s'est mobilisée depuis le début de l'année, dans la perspective notamment de la conférence internationale pour l'Afghanistan qui s'est tenue à Paris le 12 juin. Ce collectif s'est également exprimé le 19 septembre, dans le cadre d'une conférence de presse, à l'occasion de l'embuscade de la vallée d'Uzbeen qui a coûté la vie à dix soldats français, et a rencontré Bernard Kouchner le 22 septembre, avant le débat parlementaire sur la présence française en Afghanistan. Ce collectif compte poursuivre son action commune, ici, à l'Assemblée, en lien avec le collectif Agency Coordinating Body for Afghan Relief, ACBAR, qui regroupe une centaine d'ONG présentes en Afghanistan. Les trois documents qui vous ont été remis ont été publiés par notre coordination et expriment nos positions communes. Je ne reviendrai pas dessus puisque vous en avez pris connaissance. Les ONG membres de cette coordination sont disponibles pour toute nouvelle audition à laquelle vous jugeriez utile de procéder à l'avenir.
Concernant Solidarités, j'ajoute que nous partageons l'essentiel des principes et des méthodes du CICR.
Association d'aide humanitaire internationale, Solidarités compte aujourd'hui seize missions dans le monde, dont les objectifs sont l'accès à l'eau potable, l'assainissement, la sécurité alimentaire et la reconstruction des infrastructures.
Nous employons actuellement en Afghanistan dix expatriés et 110 Afghans à la réalisation de six programmes. Aujourd'hui, sept ans après le début de l'intervention de la communauté internationale, nous avons permis un accès à l'eau potable et à l'assainissement dans les districts nos 5, 6 et 13 de Kaboul : on voit qu'il reste encore beaucoup de travail en la matière. Nous sommes également présents au centre et au nord du pays, dans les provinces du Hazaradjat et de Samangân.
Je voudrais d'abord rappeler la situation générale de l'Afghanistan, en témoignant devant vous de mon expérience et de ma connaissance de ce pays depuis bientôt 30 ans. Il s'agit d'un des cinq pays les plus pauvres du monde selon l'indice de développement humain des Nations unies : 60 % de sa population vivent au-dessous du seuil d'extrême pauvreté, qui est d'environ un dollar par jour. Son taux de mortalité infantile et maternelle est un des plus élevés au monde : jusqu'à récemment un enfant sur quatre mourait avant l'âge de cinq ans, même s'il semble que les efforts consentis en ce domaine ont permis une amélioration de la situation ; environ 50 000 femmes y meurent chaque année par défaut de soins durant leur accouchement. L'espérance de vie y est d'environ quarante-trois ans. En révélant dans quelles conditions vit la population afghane, ces chiffres viennent compléter ceux concernant les souffrances dues au conflit, et montrent quels besoins une présence internationale doit chercher à satisfaire.
Le pays vit donc dans une situation structurelle d'extrême pauvreté, les malheurs et les destructions sans nombre imputables à vingt-huit ans de guerre étant encore aggravés par la crise alimentaire, qui frappe également une trentaine d'autres pays. On estime le déficit céréalier de l'Afghanistan à 700 000 tonnes environ, ce qui représente un coût de 400 millions de dollars, et l'appel lancé par John Holmes, secrétaire général adjoint de l'ONU en charge des opérations humanitaires, n'a permis de collecter que 30 % de cette somme. Voilà qui est pour le moins étonnant : alors que la communauté internationale avait promis, lors de la conférence de Paris, de donner vingt-et-un milliards de dollars à l'Afghanistan, somme qui dépassait toutes les espérances, les Nations unies peinent à réunir les 400 millions de dollars nécessaires pour faire face à la crise alimentaire qui frappe ce pays. Je m'interroge sur la cause de si graves dysfonctionnements : cela me fait penser à la situation absurde à laquelle nous étions confrontés en Haïti, lorsque Renaud Muselier était secrétaire d'État aux affaires étrangères : alors que beaucoup de moyens étaient mobilisés, peu étaient disponibles pour faire face aux urgences.
On estime que cinq millions d'Afghans souffrent de la faim, non seulement dans les zones rurales, mais aussi à la périphérie des villes, du fait notamment d'une urbanisation galopante : en quelques années, le nombre d'habitants de Kaboul est passé d'1,7 million à quatre millions, dont de nombreux réfugiés revenus d'Iran et de Pakistan. Ce phénomène d'urbanisation, à l'origine de graves problèmes, est appelé à se poursuivre.
Les Afghans consacrent 85 % de leur budget à l'alimentation, dont 60 % à l'achat de pain. Un petit fonctionnaire ou un professeur du lycée français de Kaboul gagnant 50 dollars par mois, et un kilo de blé valant un dollar, nous sommes là au coeur de la pauvreté. Nous ne devons jamais oublier de confronter notre objectif légitime de restaurer la paix ou la sécurité à cette réalité : celle de la dégradation des conditions de vie d'une grande majorité de la population afghane, du fait de la crise alimentaire et de la progression de l'insurrection.
Celle-ci rend de nombreux territoires et de nombreuses populations inaccessibles au secours humanitaire, réduisant ainsi l'« espace humanitaire ». Trop souvent, malheureusement, l'insurrection confond les humanitaires avec les militaires ou les politiques. Jusqu'ici pourtant, l'action humanitaire, qui se fonde seulement sur l'évaluation des besoins des populations, où qu'elles se trouvent, avait toujours bien fonctionné en Afghanistan, même à l'époque où les combats opposaient les talibans à l'Alliance du nord du commandant Massoud. Nous pouvions alors passer sans problème d'une zone à l'autre. Massoud lui-même nous incitait à aider les populations dans les zones contrôlées par les talibans. Aujourd'hui, il est de plus en plus difficile, voire impossible, d'agir dans de nombreuses zones. C'est une véritable régression de l'action humanitaire, aux dépens de populations qui ont besoin de secours.
Paradoxalement, comme Jacques de Maïo l'a relevé, cette dégradation de la situation humanitaire coexiste avec des progrès considérables dans de nombreux domaines, tels que le domaine constitutionnel et institutionnel, celui des infrastructures, du réseau téléphonique, et même de l'éducation. C'est beaucoup moins vrai dans le domaine de l'agriculture, en dépit du National Solidarity Program, NSP, engagé dans des dizaines de milliers de villages.
La dégradation des conditions de la vie quotidienne et l'effet de la progression de l'insurrection sont aggravés par une corruption endémique, qui atteint jusqu'au gouvernement, et le narcotrafic, qui prospère dans ce contexte. Voilà autant de défis, et il est à craindre qu'ils ne pèsent plus lourd que les progrès. Du fait de l'insurrection, mais également du développement du banditisme, nous souffrons d'une insécurité croissante, dont les Afghans sont les premières victimes.
Fortes de l'expérience accumulée depuis vingt ans ou plus en Afghanistan, les ONG regroupées dans la coordination affirment les limites d'une réponse purement militaire qui ferait l'impasse sur une solution politique négociée. Ce n'est pas là une position politique ou stratégique, qu'il ne nous appartient pas de définir, mais un simple constat, fruit de notre expérience de ce pays : nous ne pensons pas que l'action militaire seule y ramènera la paix, mais qu'au contraire la guerre va nourrir la guerre. En tant qu'ONG, nous n'avons pas à nous prononcer en faveur du maintien ni du retrait des troupes de l'OTAN : nous constatons simplement qu'alors que les effectifs de l'ISAF ont doublé depuis ces dernières années, l'insurrection continue de progresser.
Il faut que vous sachiez que le Pachtounwali, code d'honneur des tribus pachtounes du sud et de l'est de l'Afghanistan, leur impose de venger la mort de membres de leur famille. Plus on tue d'insurgés, plus on fait surgir de vengeurs, dans une logique de guerre infernale. Tel est le piège où nous sommes, les Afghans et nous-mêmes.
La population afghane doit être au coeur de toute solution partout dans le pays. Ce principe ne s'impose pas seulement à toute politique d'aide ; il suppose également le respect des structures de la société afghane. Nous devons nous demander si nous n'avons pas eu le tort de vouloir imposer un modèle tout fait plutôt que de chercher à comprendre le fonctionnement et l'histoire des structures sociales afghanes. Il existe en effet une démocratie propre à l'Afghanistan, qui est celle des structures de base que sont les assemblées de village, et qui fonctionne, même si ce n'est pas parfait – mais y a-t-il des démocraties parfaites ? On aurait pu partir de cette base démocratique, plutôt que de donner aux Afghans l'impression de seulement construire à partir du sommet à Kaboul et selon des modèles qui peuvent apparaitre comme importés de l'étranger.
Il faut également respecter les structures religieuses d'un pays dont 99,9 % des habitants sont musulmans, et des musulmans extrêmement pieux. Taxer les talibans d'extrémisme fondamentaliste, voire de barbarie médiévale, c'est oublier que l'Islam est le même dans le Sud et l'Est que dans les zones centrales, chez les Hazaras, pourtant ennemis des talibans, ou dans le Panshir de Massoud. S'il existe une frange extrêmement radicale, alliée à Al-Qaïda, qui prône une révolution islamique, la majorité des talibans ne sont pas des terroristes. Depuis 2001, ces réalités sont occultées par des clichés journalistiques qui ne nous ont pas rendu service. Il est grand temps de respecter les modes de vie et les convictions religieuses de ces communautés.
Enfin nous devons permettre aux Afghans de percevoir que nous sommes venus pour eux. Même si c'est aussi dans notre intérêt, c'est d'abord pour leur être utiles que nous sommes en Afghanistan, et non pour les coloniser. Ce n'est pas en disant que nous sommes là-bas pour défendre nos valeurs – même si ce sont effectivement les nôtres – que nous y arriverons. N'est-ce pas dire en effet que nous sommes opposés aux valeurs afghanes ? Que nous leur dénions tout caractère universel, alors que l'universel peut s'exprimer sous des formes diverses ?
Nous avons le sentiment que la guerre commencée en 1979 avec l'invasion soviétique, loin de s'être arrêtée, s'étend au contraire. Aujourd'hui l'enjeu majeur est de gagner la paix ; persévérer dans une solution purement militaire ne fait qu'entretenir la guerre, d'autant que ces populations, indépendantes au point de n'avoir jamais souffert la colonisation, rustiques et combatives, ont l'avantage, outre qu'elles se battent sur leur propre terrain et qu'elles ont tout le temps devant elles, d'être versées par culture dans l'art de la guerre et de peu craindre la mort.
Mais notre responsabilité est double : si nous ne pouvons pas continuer à faire la guerre comme nous la conduisons actuellement, nous ne devons pas non plus partir en laissant le champ libre au chaos et à la guerre civile. Cela s'annonce difficile !